Les premières heures de jeu sur Phantom Pain sont déconcertantes, surtout pour les fans de la première heure. Le jeu reprend neuf ans après les événements de Ground Zeroes. Big Boss est transporté d’urgence à l’hôpital après le crash de son hélicoptère et la destruction de sa base par les troupes de Skull Face (le bad guy de l’histoire). Il se réveille après un long coma, en apprenant au passage qu’il lui reste un morceau de métal planté dans la tête et qu’il a perdu son bras gauche. Comme un lundi, en somme. Après une introduction plutôt longue où Big Boss s’échappe de l’hôpital en flammes, le jeu vous largue dans la première map de l’épisode, en plein désert afghan, avec pour seul équipement un cheval et un flingue non létal. Votre but est d’aller récupérer Kazuhira Miller, votre ancien bras droit (pas littéralement), capturé par les Soviétiques. C’est ici la première entourloupe de Kojima, celle qu’on connaissait tous de toute façon. Après avoir fait progresser le joueur sur des rails pendant plus d’une heure sans jamais lui lâcher la bride (le tout dans un – quasi – plan séquence), on est livrés à nous-mêmes, complètement vulnérables. On découvre les mécaniques sur le tas, avec simplement Ocelot nous rappelant à l’ordre par radio pour nous indiquer les énormes possibilités du jeu. Et c’est petit à petit qu’on découvre combien le jeu est brillant dans son gameplay, parvenant à pousser l’infiltration à son paroxysme afin de proposer au joueur une liberté d’action faramineuse.
C’est bien simple : alors que je pensais la licence perdue à jamais dans les méandres du fan service (voir MGS4), je parviens sans mal à retrouver les sensations de jeu que j’éprouvais sur les trois premiers épisodes. Pour faire un simple parallèle : vous vous souvenez du niveau de l’héliport dans le premier MGS ? Celui de la démo, où le jeu vous demande de vous infiltrer dans la base en choisissant votre chemin avec la découverte des possibilités du jeu, la réaction excellente des gardes, et j’en passe ? Phantom Pain, c’est cela, tout le temps. A chaque arrivée d’une base, d’un campement, je me surprends à repérer un point surélevé pour analyser la situation, trouver les gardes et prévoir ceux que l’on va extraire pour sa Mother Base, repérer les éléments potentiellement destructibles comme les radars afin de faire atterrir son hélico juste à côté, tenter de trouver mon objectif…
Puis, je me rapproche petit à petit. J’attends la nuit, afin de passer plus facilement. Manque de bol, les gardes savent que j’opère souvent dans l’obscurité à cause des missions précédentes et se dotent de lunettes à vision nocturne. Pas grave, je tente une approche discrète en rampant, tout en évitant soigneusement les miradors. Je tombe sur le tunnel d’évacuation des eaux usées, l’un des points faibles de la base, histoire d’arriver directement au cœur de l’endroit. J’endors deux trois gardes que j’extrais avec mon ballon Fulton, je pose du C4 sur l’installation anti-aérienne, je cherche mon objectif, sans le trouver. Pas de soucis, je chope le premier soldat un peu trop curieux que j’aurais attiré avec du bruit : le bougre parle un dialecte que Big Boss ne connaît pas, il me manque un interprète dans mon armée. Tant pis, on envoie D-Dog qui trouve le prisonnier à exfiltrer. Je le porte sur mon dos, mais un des gardes repère du mouvement et s’approche avec sa lampe torche. Je l’endors d’un tir dans la tête. Manque de bol, son collègue que je n’avais pas remarqué préalablement voit toute la scène et alerte la base. Je pose mon colis dans un coin, fais péter mes explosifs et appelle directement l’hélico qui se posera au centre de la base. Je repousse vaillamment mes assaillants derrière mon abri de fortune en évitant leurs grenades. Certains ont des boucliers qui me compliquent la tâche. Soudain, j’entends au loin une mélodie délectable : Gloria, de Laurie Branigan. Pequod, mon pilote, arrive à point nommé et balance quelques tirs bien placés pour nettoyer la zone et rester en vol stationnaire. Je fais grimper mon prisonnier et moi-même dans l’engin et je file sous les yeux médusés des survivants qui n’ont pas compris ce qu’il s’était passé.
Ce genre de scène est classique dans Phantom Pain. Beaucoup de joueurs se sont plaints d’un jeu répétitif avec souvent les mêmes objectifs. Je ne contredis pas le dernier point, mais la répétitivité des missions viendra surtout de votre façon de jouer : si vous attaquez une base toujours de la même façon, en utilisant toujours les mêmes armes et tactiques, il y a des chances que le jeu soit vite lourd et indigeste. Mais si vous profitez des multiples possibilités du jeu et des différentes techniques, aidé par votre section R&D qui développe toujours plus d’équipement, le plaisir de jeu sera au rendez-vous. Cet exemple de mission est un parmi tant d’autres. J’aurais pu rester sur une route et la bloquer pour arrêter un camion de livraison et me placer à l’arrière sous un carton pour entrer dans la base très facilement. J’aurais pu voler un véhicule, placer du C4 dessus et foncer dans la base en sautant au dernier moment et faire tout péter lorsqu’il y avait assez de gardes autour. J’aurais pu utiliser un leurre (une sorte de Big Boss gonflable) pour faire diversion, ou même utiliser Quiet, mon collègue sniper, pour les occuper pendant que j’exfiltrais tranquillement ma cible. Je ne parle même pas de l’utilisation des cartons, poussée à son maximum. J’oublie de parler des réactions des soldats, juste formidables, qui ne sont pas plus intelligents que dans d’autres jeux du genre, mais possèdent une incroyable palette de réactions face à tous type de situations. Ils pourront aller voir seul ou à deux quelque chose de louche, suivant leur grade ou leur état d’alerte. Ils pourront appeler du renfort, vous déloger à coups de grenades ou de mortier, faire appel à un hélico de combat si les choses vont vraiment mal ou balancer une fusée éclairante de nuit pour vous repérer. C’est formidable de jouer avec des PNJs qui réagissent de façon aussi cohérente par rapport à une situation donnée. C’était déjà le cas sur les autres MGS, mais les équipes du jeu ont encore monté le niveau.
Texte en gras**Le gros atout du titre, c’est aussi cet aspect « open world ». Je suis obligé de mettre des guillemets tant le terme open world est partiellement vrai ici, si on considère que la définition de ce genre est en référence aux titres passés. On pense aux GTA, à Witcher 3 plus récemment. Et si on doit le comparer, on se rend compte qu’il y a peu de similarités : pas de PNJs neutres (en dehors des animaux) qui vous donnent des missions ou non, pas d’événements aléatoires en dehors de ceux que vous créez, un level design exclusivement réservé à vos missions. Les deux cartes du jeu (l’Afghanistan et l’Afrique) sont deux simples maps constituées de plusieurs points représentant des postes de contrôles ennemis et des bases, avec des accès et des routes pour les relier sans forcément avoir la possibilité de grimper partout (c’est surtout vrai pour l’Afghanistan). Ce sont surtout des objectifs, des mini niveaux dans un monde gigantesque, mais participant pleinement au level design particulier du titre, celui de pouvoir prendre du recul sur sa tactique et ses possibilités. Kojima ne vous balance pas aux portes de la base, il vous laisse le soin de choisir comment y arriver. **C’est renforcé par tous les éléments de cet open world. Les conditions climatiques ne sont pas là que pour l’esthétisme : les tempêtes de sable permettent au joueur de se cacher facilement et la pluie couvre le bruit de vos pas. Tout est dans l’optique de servir le joueur, et rien n’est programmé par hasard. Encore une fois, c’est la grosse différence avec les jeux occidentaux et japonais, la différence entre Metal Gear Solid V et Assassin’s Creed par exemple : privilégier le fond à la forme, privilégier le gameplay à l’esthétique. Alors que la plupart des jeux AAA guident le joueur au maximum (même dans un Witcher 3), Phantom Pain fait le pari de tout simplement faire confiance au joueur. On te largue dans une mission, tu as ton objectif, et tu choisis ton équipement, ton coéquipier et ton point de chute, à toi de tracer ta route et de devenir un héros.
Cet aspect primordial du gameplay est encore plus étonnant chez Kojima qui a toujours eu tendance à prendre la main du joueur pour lui expliquer le scénario. Ici, beaucoup se sont plaints aussi de l’absence de narration, notamment avec le début du jeu qui ne développe pas l’histoire de vengeance entre Big Boss et Cipher (le plot principal du titre). Mais l’histoire est pourtant très touffue, puisqu’elle est racontée principalement par le joueur. Pour la première fois, Kojima laisse le joueur raconter sa propre expérience. Il y a tellement de possibilités dans le jeu que chaque mission et chaque déroulement sont uniques et construisent le personnage de Big Boss par les actions qu’il fait. Big Boss construit sa légende sur le terrain, et raconte son histoire pendant les missions. Il est entièrement entre les mains du joueur et cela fait que chaque histoire sera différente pour le joueur. Lorsque les joueurs discutent des choses qui les ont marqués dans Phantom Pain, ce qui revient souvent c’est la façon d’avoir approché une base de telle ou telle façon. Kojima a enfin compris que l’histoire ne se racontait pas uniquement par les cinématiques mais aussi par les actions du joueur. Un aspect pas si anodin que ça.
Plus que tout autre saga vidéoludique, Kojima prouve encore une fois que Metal Gear Solid est définitivement une saga d’auteur. Tout en sachant que cet ultime épisode est censé « boucler la boucle », le bonhomme ne choisit pas la facilité et décevra tous les joueurs qui s’attendaient à voir la jeunesse des héros des futurs épisodes, les deux frères Snakes (Liquid et Solid) en tête de liste. Ils seront forcément déçus, puisque Kojima préfère livrer tout d’abord sa vision du jeu d’infiltration moderne, mais aussi de continuer à faire vivre sa mythologie, sa chronologie, un simple épisode de plus qui approfondit les personnages, fait écho aux autres épisodes mais toujours pour y répondre de manière étonnante. Kojima ne propose pas ici son jeu d’infiltration ultime, mais bien une évolution logique de son modèle sans que ce soit pour autant une finalité. On sent toute l’évolution du bonhomme au travers de tous les épisodes, et de sa vision passionnante du jeu vidéo. D’abord, un jeu d’infiltration au sens strict du terme (les anciens Metal Gear sur MSX), puis l’évolution mythologique et l’utilisation de la 3D (Metal Gear Solid), une répétition de son schéma pour mieux le détruire tout en le faisant évoluer techniquement (Metal Gear Solid 2), un changement d’environnement et une ouverture du level design (Metal Gear Solid 3), une tentative d’évolution en effaçant le concept de « se cacher » (Metal Gear Solid 4), un premier brouillon de sa nouvelle vision (Peace Walker), et enfin de l’infiltration ouverte et s’adaptant au terrain (Metal Gear Solid 5). Chaque jeu propose son style, sa vision. On peut voir Phantom Pain comme un aboutissement de ses expérimentations, mais clairement pas son objectif final. Peut-être n’en a-t-il pas, mais Phantom Pain arrive à transcender toutes ses anciennes idées pour en créer de nouvelles et surprendre le joueur.
Rien que le concept de la Mother Base est une idée incroyablement bien pensée. Alors que la plupart des joueurs sont restés dubitatifs sur l’intérêt des fameux ballons Fulton, il s’avère que l’utilisation de ceux-ci est excellente et permet de ne jamais perdre de vue l’expansion de l’armée de Big Boss. Que ce soit les tanks, les mortiers, les chèvres ou les containers de matériaux, tout est récupérable. Le jeu est suffisamment bien fichu pour placer vos recrues là où il faut en vous laissant quand même la main, et l’extraction peut même s’utiliser pour remplir des missions et gagner sur tous les tableaux (c’est bien plus simple d’extraire un tank que de le détruire). Au fur et à mesure du jeu, on se surprend même à analyser ses ennemis afin de ne récupérer que les meilleurs éléments et laisser les autres morts ou sur le tapis. On sait que Kojima a un discours particulièrement virulent sur la guerre. Phantom Pain se pose comme un pamphlet antimilitariste assez mesquin et vicieux : on privilégie le meilleur pour son armée, tandis que les recrues croisées sur la base agissent comme des pantins malléables, qui voient Big Boss comme un dieu vivant. Le pire, c’est qu’il parvient à ne jamais vulgariser la guerre ou jouer le rôle de moralisateur : il sait pertinemment que Metal Gear est un jeu, mais que ça ne l’empêche pas de faire réfléchir les joueurs. Autant on peut toujours penser avec les derniers événements liés à Konami que Kojima possède un ego surdimensionné (son nom apparaît très souvent dans le jeu), autant Phantom Pain est ironiquement le jeu où il s’efface le plus pour pouvoir laisser penser le joueur. Malgré ce qu’en pensent les joueurs, Phantom Pain a beaucoup de choses à raconter. Mais contrairement à Metal Gear Solid 4 qui enchaînaient les révélations d’outre-tombe pour faire plaisir à sa fan base et répondre à toutes les questions, ici Kojima n’ira jamais dans ce sens et préférera approfondir les personnages présents tout en les incorporant dans la mythologie, en livrant sa vision ultime des thèmes qui lui sont chers.
Mais l'histoire et le scénario prennent une tournure inattendue lors d'une mission particulière. Intitulé « Des lumières, même dans la mort », la mission 43 ne demande aucune compétence particulière mais arrivera assez tard dans le jeu. Big Boss est dépêché sur la Mother Base dans le bâtiment de quarantaine suite à une seconde épidémie survenue là-bas. Sur place, il constate que beaucoup de soldats sont blessés ou agonisants, voire morts. En haut du bâtiment, il découvre que l’épidémie a la possibilité de se répandre à travers le monde si jamais les soldats infectés sortent du bâtiment. S’en suit un passage douloureux où le joueur devra nettoyer le bâtiment en exécutant les soldats infectés, c’est-à-dire tous. Alors que le jeu aura longtemps fait de la Mother Base un endroit sans danger où l’on revient pour se ressourcer (la douche) et pour constater soi-même le développement de sa petite base, le titre nous assène un petit coup dans la nuque pour nous dire que non, la guerre ce n’est pas simplement des missions où on lutte contre l’ennemi, il faut se salir les mains. Et l’idéologie militaire n’échappe pas au sang et aux sacrifices, quelles que soient les nationalités, même dans une structure qui se veut rassurante et libre (le terme « Mother » de Mother Base n’est pas innocent). On pourrait même rapprocher l’utilisation des enfants soldats à une infantilisation de la guerre, pour la transformer en tant que « jeu ». Le fait que Big Boss prenne en charge ces enfants pour leur instaurer une vraie éducation et les écarter du conflit est peut-être un message pour montrer aux joueurs cet aspect « ludique » de la guerre, extrêmement dangereux. Kojima démontre avec les thèmes abordés sur la guerre durant le titre (les enfants soldats, les sacrifices tactiques, ou même le langage et son utilisation, thème fort de cet épisode) que les conflits armés, lancés pour des raisons de vengeance potentiellement justifiable (le plan de Skull Face pour se venger de Zero et de Cipher) ou pour se libérer du joug des gouvernements et instaurer une organisation libre (les Diamond Dogs), ne sont une solution pour personne.
C’est ce qui explique aussi cette non-fin pessimiste, où chacun des personnages devra vivre avec ses « douleurs ». C’est encore plus dur quand on sait que la suite chronologique conduira Big Boss à poursuivre dans cette optique. Même si les joueurs attendaient une transformation en méchant du héros, elle avait déjà été opérée à la fin de Metal Gear Solid 3 : sachant que le gouvernement avait tout simplement sacrifié The Boss et tous ses idéaux, Big Boss avait choisi dès le début de poursuivre les rêves de son mentor, ou du moins ce qu’il croyait. Alors que The Boss voyait un monde ouvert sur la liberté de l’individu, Big Boss et Zero interprète chacun ce message à leur manière, et jamais de la bonne façon. Pour Zero, cela conduira à la création des Patriotes, une organisation tentaculaire voulant gérer et organiser la liberté de chacun pour que le monde vive en paix. Pour Big Boss, cela passe par une coupure nette avec les gouvernements pour créer une nation libre, ce qui conduira à Outer Heaven et Zanzibar Land, racontées dans les vieux Metal Gear sur MSX. Parlons de Big Boss d’ailleurs, qui est au centre du jeu, et pas pour les raisons que l’on pense…
C’est au cours de la mission secrète, la mission 46 « Vérité » que l’on assiste à l’explication finale. La mission vous fait revivre principalement tout le prologue de l’hôpital, avec néanmoins quelques ajustements. On se souvient que le jeu vous demande au début de créer votre propre avatar pour – c’est ce que l’on pensait – le mode multijoueur. La façon d’amener la chose est étrange (peut-être maladroite), et intervient comme si Big Boss avait subi une opération chirurgicale par rapport à ce nouveau visage. La fin de la mission secrète lève le voile : le Big Boss que vous dirigez depuis le début n’est pas le vrai. Le véritable Big Boss était dissimulé sous les bandages de l’homme qui vous accompagne durant le prologue, se présentant sous le nom d’Ishmael. L’homme que vous dirigez n’est rien de moins qu’un pantin, un soldat présent avec Big Boss lors du crash d’hélicoptère pendant Ground Zeroes (d’où l’intérêt de faire ce prologue malgré tout) et qui a subi des dommages bien plus grave que le soldat légendaire (vu qu’il s’est placé juste devant lui pour le protéger). Mais afin de tromper les soldats de Skull Face, le major Zero, qui n’a jamais voulu tuer Big Boss (il veut surtout qu’il revienne à ses côtés), décide avec l’aide d’Ocelot d’hypnotiser et de faire croire à ce soldat juste après son coma qu’il n’est autre que Big Boss, tout en employant la chirurgie esthétique pour changer son visage. Ce « Venom Snake » apprendra la vérité après tous les événements de Phantom Pain et l’acceptera, profitant de sa place pour persévérer et continuer sa route toute tracée. Et pendant ce temps, le véritable Big Boss, qui s’est échappé de l’hôpital après l’attaque, opèrera dans l’ombre pour préparer Outer Heaven et accomplir son rêve.
Alors il est évident que ce retournement était presque prévisible quand on analyse toute la promo du jeu (« Two Phantoms was born« , « V has to come » est le signal de la sortie du coma du sosie) ou même le déroulement du jeu (certaines allusions de Miller sur le « vrai » Big Boss, le fait que le héros se montre très peu bavard), encore fallait-il se poser la bonne question. Mais pourquoi ce twist à part pour corriger les erreurs chronologiques (ça explique pourquoi Solid Snake tue deux fois Big Boss dans les vieux Metal Gear) ? Alors que son message sur les horreurs de la guerre suffisait déjà à faire de Phantom Pain une œuvre à part, voilà qu’il en rajoute une couche. Tout simplement parce que c’est le dernier épisode de la saga (enfin, de son travail en tout cas). Simple coquille vide, ce Big Boss représente vous, moi, le joueur. Big Boss est véritablement l’incarnation du joueur au lieu d’être un personnage déjà écrit. À travers un gameplay ouvert, Kojima propose non pas d’incarner un avatar lambda comme on en voit dans tous les RPGs mais bien son Big Boss. C’est au joueur de créer sa propre légende, d’inventer son aventure, de jouer et d’incarner ce symbole. Car à ce stade, et même aux yeux de tout Diamond Dogs, Big Boss est un symbole, une idée, une légende. Il suffit d’écouter les ennemis parler de vous, racontant vos exploits, pour renforcer ce concept. Même si le jeu possède des cinématiques pour s’exprimer, elles ne sont là que pour asseoir cette idéologie presque sectaire.
Et là où beaucoup de développeurs seraient tombés dans le piège du choix multiple, histoire d’illustrer son propre Big Boss, Kojima fait confiance au joueur et laisse ce personnage que vous avez construit prendre des décisions que de toute façon vous auriez prises : ** les joueurs ne sont pas spécialement mauvais, et les (rares) choix de Big Boss durant l’aventure (laisser la vie sauve à Quiet, exécuter les soldats pour sauver le monde d’un virus implacable, embarquer un chien entraîné avec vous en mission) sont ceux du joueur. Mais le Big Boss que vous construisez, celui que vous définirez, c’est sur le terrain, ce sera peut-être un Big Boss complètement bourrin, un Big Boss qui tuera à tout bout de champ (ce qui influera en plus sur une donnée cachée, la donnée démoniaque qui verra la corne du personnage grandir) ou un Big Boss qui aura juré de ne tuer personne. La passation de pouvoir, l’héritage a toujours été un thème cher à l’auteur (Big Boss à Solid Snake dans MG sur MSX, Solid Snake à Raiden dans MGS2, The Boss à Big Boss dans MGS3), que ce soit génétique ou symbolique. **Et c’est lors de la scène d’introduction que ce thème y trouve son écho le plus fort : alors que votre avatar doit réapprendre à se déplacer (on commence par ramper avant de se déplacer à quatre pattes, puis sur deux pattes – toute l’évolution de l’espèce en une séquence), épaulé par Ishamel/Big Boss, on se retrouve face à un nouveau passage de génération, mais cette fois, passé directement au joueur. Kojima laisse presque son œuvre entre les mains du joueur, un symbole fort et qui porte la confiance de l’auteur en son public à un niveau extrême. Il n’y a qu’à voir la scène cachée qui se débloquera uniquement si tous les joueurs démantèlent leurs armes nucléaires pour se rendre compte du message ultra-pacifiste de Kojima. Il porte le thème de l’identité et de l’individualisme au cœur du jeu et de son personnage, de votre personnage. Et c’est plutôt couillu.
Certes, Phantom Pain n’est pas exempt de défauts, loin de là (structure du jeu qui peut paraître hachée, malgré le message de Kojima), et est parfois plombé par les lubies de l’auteur (génériques entre chaque mission, l’influence sérielle, l’abus des ralentis, les séquences japonisantes à la limite du ridicule, comme dans tous les MGS en fait). Ce sont des éléments difficilement oubliables, surtout que cet épisode est celui où Kojima prend le plus les joueurs à contre-pied, quitte à les frustrer (mais c’est pour mieux les bousculer et les faire réagir). Mais au-delà de ses errements, Metal Gear Solid V: Phantom Pain est un jeu formidable et incroyable. D’abord par son gameplay, d’une richesse inouïe, pour peu qu’on se donne les moyens d’exploiter pleinement ce que le jeu a à proposer. Kojima fait confiance à l’intelligence du joueur en le laissant maître de son destin, et c’est tellement rare dans le jeu vidéo que c’est important de le souligner. Ensuite, parce que Phantom Pain assume pleinement le message de son auteur au travers de séquences fortes (les enfants soldats, la mission 43, la mission secrète, tous les petits détails, l’écriture de ses personnages presque maudits). Il délivre presque la conclusion de tous les thèmes qu’il incorpore depuis le début dans sa saga, et arrive à en faire à la fois l’épisode charnière de deux générations (c’est le pont entre Big Boss et Solid Snake) et l’épisode finale d’une saga pas comme les autres. Plus que tout autre, Metal Gear Solid est une série à part, particulièrement marquée par son auteur, et comme toutes les œuvres, chacun a parfaitement le droit de ne pas être d’accord avec ses idées. Mais pour qui s’immerge dans cette fantastique mythologie foutraque et audacieuse, ce Phantom Pain est un pur régal.