Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr
Point and clic narratif et sans énigme, Mutazione nous immerge dans une communauté insulaire où les tensions vont grandissantes et les augures sont mauvaises : l’arbre géant du village périclite, et son chaman, un vieillard nommé Nonno, est à l’article de la mort. Cet homme étant aussi le grand-père de notre personnage, une gentille ado citadine nommée Kai, sa mère l’envoie illico sur l’île pour faire la connaissance de son aïeul avant qu’il ne soit trop tard. De ce début funeste, le développeur danois Die Gute Fabrik tire une aventure douce-amère mêlant habilement plusieurs fils ludiques, entre exploration, jardinage et dialogues à choix multiples, convergeant tous vers un même objectif : faire s’exprimer les émotions (celles de notre héroïne comme des autochtones).
L’ÉMOTION AU CŒUR DES DIALOGUES
A l’image des soap opéras qui passionnent le personnage de Tung, l’île de Mutazione est une poudrière de sentiments tenus cachés et de non-dits explosifs dont notre personnage va déclencher l’allumage, par la seule action de notre écoute. Kai devient en effet la confidente de tout le village : elle recueille les secrets, fait part de ses propres émotions par des options dialoguées qui les mentionnent directement (elle pourra « parler de ses peurs », « se montrer indécise » ou « exprimer sa colère » par exemple), quand les choix dialogués n’invitent pas l’interlocuteur à s’épancher lui-même : on est souvent récompensé d’avoir « gardé le silence », par un aveu d’une belle intensité qui se vit à chaque fois comme un moment précieux, nouant le début d’une amitié.
C’est ici qu’intervient l’autre système ludique, qui par un joli tour narratif finira replié sur cet enjeu expressif : on veut parler du jardinage, thème justifié par le passé de l’île de Mutazione. Cette dernière tire en effet son nom des mutations qui s’y sont déclenchées après un cataclysme, transformant les humains en gentils monstres et les végétaux en êtres doués de paroles: le vieil archiviste a maintenant les traits d’un aimable loup-garou, tandis que la famille de Tung arbore un faciès de statue ronde et verte comme des petits-pois, petits-pois dont le jeu fait d’ailleurs une tribu de mutants s’exprimant par d’étranges borborygmes.
Quant à la végétation qui ne s’est pas rapprochée du monde animal, elle a subit une pousse miraculeuse, développant au passage une grande diversité d’espèces que Kai peut récolter au gré de son exploration, sous forme de graines. Chacun des personnages principaux nous invitera d’abord, en préambule de son chapitre, à faire fleurir son jardin à l’aide des graines ramassées : loin du simple gadget, ces sessions de jardinage donnent lieu à de vrais moments de création visuelle, consistant à placer les graines sur le terrain qui leur convient (les nénuphars dans les zones aquatiques, les mousses sur les rochers, etc…), en les espaçant suffisamment pour permettre une pousse optimale tout en veillant à composer les plus jolis tableaux possibles.
JARDINAGE ET SENS DE LA NUANCE
La belle idée de Mutazione, c’est de relier ce gameplay floral au thème de l’émotion et de son expression, qui tient le jeu comme un fil rouge : à chaque plante correspond une humeur et une « chanson de pousse » liée à cette même humeur, permettant d’accélérer la floraison du jardin. L’idée sera d’harmoniser le type « émotionnel » des plantes d’un même jardin pour lui donner une majeure expressive, comme le « pacifisme », la « flânerie », ou encore l' »euphorie », puis de faire tout pousser d’un même geste, ou plutôt, d’une même chanson. Et comme la pousse elle-même produit son propre son (une mélodie, une ligne de percussion), les jardins unifiés nous récompensent in fine d’une musique harmonieuse, qu’il est possible d’écouter en faisant s’asseoir notre personnage – on en profite pour dire le bien que l’on pense de la bande-son du jeu, qui compte quelques pépites -.
Comme les développeurs ont de la suite dans les idées, ces jardins sont ensuite réinvestis dans le champs du récit : les personnages qui nous les ont commandés y reviennent pour méditer en s’imprégnant de leur humeur, nourrissant leur confidence et décisions de leur atmosphère. Dans le jardin de la « mélancolie », une fille-chat nous parlera ainsi de ses passé troublé ; dans celui de la « rudesse », la coiffeuse du village nous décochera une confidence écorchant le cœur… ce qui nous amène à l’autre qualité de Mutazione, et le signe de son intelligence « émotionnelle » : si sa palette est tranchée, ses récits ne sont pas teintés de morale facile. Le jeu ne s’y trompe pas et exprime ouvertement sa méfiance des catégorisations, en précisant lors d’un dialogue que le réel ne fonctionne pas comme cela, que c’est un biais humain de ranger dans des cases. Suivant cette même délicatesse, les dialogues ont le sens de la nuance et de la complexité, ils restituent les tensions indécidables qui se nouent parfois dans des situations de la vie où chacun a ses raisons.
Exemple avec le personnage de Claire, la marchande du village qui voit revenir notre mère et sa meilleure amie d’enfance : se comparant à cette belle quarantenaire à la sophistication toute citadine, elle ne peut s’empêcher de se sentir « plouc » parmi les ploucs, et d’exprimer avec honte une certaine jalousie. Le fait même qu’elle ressente le besoin de s’épancher, qu’elle ne puisse pas s’empêcher de l’exprimer, est le vrai sujet du jeu : les événements importent autant que les états intérieurs qu’ils suscitent chez les personnages, et constituent la véritable matière, le vrai souci des dialogues. Alors certes, l’écriture ne nous bouleverse jamais totalement, trop frileuse pour faire sortir de ses gonds la petite aventure tranquille et inoffensive, trop fixée aussi sur l’idée de réconciliation coûte que coûte (on a du mal à croire que l’une de ses situations ne parte pas plus en vrille). Mais cela n’empêche pas le jeu de faire montre d’une belle subtilité dans les affects qu’il met en jeu : on en ressort avec l’impression d’avoir partagé son souci d’autres personnes, de leur vécu émotionnel, révélé aux grand jour par la somme de nos attentions.
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