Critique publiée à l'origine sur Etoile-et-champignon.fr
On a fini par adorer Paradise Killer, jeu d’enquête en monde ouvert inspiré de Phoenix Wright ; c’est même devenu l’un de nos jeux préférés de 2020, mais cet enthousiasme revient de loin. Sa première heure nous a d’abord laissé perplexe, sous l’effet d’un level-design confus et d’une histoire embarrassé de concepts étranges. Pour rester à flot, il a fallu s’accrocher aux grandes lignes : une caste d’immortels connue sous le nom de Syndicat tente d’y réaliser un paradis aux airs de ville touristique, se rate immanquablement et réitère son essai depuis des millénaires. À notre arrivée dans le jeu, la 24ème île avait déjà échoué et vivait ses dernières instant, quand le transfert vers la 25ème île est soudainement stoppé : le Conseil dirigeant vient d’être assassiné, et les suspects de l’affaire, assignés à résidence jusqu’à sa résolution par notre enquêtrice Lady Love Dies, que l’on incarnera dans tous ses déplacements, interrogatoires et collectes d’indices, jusqu’à sa déposition dans un procès final. La promesse ludique est belle, et sera bien tenue ; mais pour y goûter, il faudra d’abord ne pas s’arrêter à une première couche d’étrangetés visuelles et narratives, où le jeu nous plonge sans prévenir.
Pourquoi les personnages portent-ils des noms étranges comme Doctor Doom Jazz ou Witness to the End ? Comment situer ce monde par rapport au réel, dans l’espace et le temps ? Et d’où vient cette esthétique criarde, mêlant plages tropicales, barres d’immeubles et pyramides ? On se sent au départ complètement perdu dans un océan de concepts inaccessibles et de signes visuels sans ancrage … sentiment qui disparait à mesure que le jeu, très conscient de ses effets, retourne cette gêne en un pilier de son propos : comme on le découvre plus tard (on y revient), il y avait bien quelque chose de louche dans ce paradis, quelque chose que notre enquête ne cessera d’excaver en révélant les secrets sous cette surface clinquante.
La deuxième gêne initiale est un pendant de l’ambition du jeu, rapportée à la petite taille de son développeur : deux personnes ont manifestement abattu le gros du travail, y compris le level-design dont on sent qu’il n’est pas leur spécialité. En résultent des environnements manquant d’élégance, qui peinent à s’organiser en visions ; impression accentuée par une décoration brouillonne, faite d’éléments saupoudrés au hasard dans l’espace… ce qui, étonnamment, ne gêne pas longtemps : les intrigues deviennent si absorbantes qu’elles nourrissent rapidement une fringale d’explorer. Un personnage nous est annoncé disparu ? On foncera à son atelier pour y trouver une piste, qui pointe vers la falaise voisine où nous attend, peut-être, une découverte majeure. Un personnage est présenté comme le coupable évident ? On courra mettre ce récit à l’épreuve de l’espace, en reconstituant l’itinéraire supposé de son évasion, à la recherche d’indices discordants. Le jeu regorge de moments de ce type, où l’on se sent emporté par une frénésie narrative, sous l’effet d’intrigues « projetées » dans l’espace qui nous font rejouer tous les gestes de l’enquêteur – le déplacement préalable, l’observation minutieuse, la récolte d’indices, suivie du retour aux suspects pour un contre-interrogatoire -. C’est ce qui rend passionnante l’exploration de lieux pourtant pas toujours jolis, comme l’inquiétante Dead Zone et son immense coque de béton, ou encore la scène du crime dans la tour du Syndicat, lieu qui nous a totalement absorbé pendant plus d’une heure par ses mystères récalcitrants : en les infusant de « traces narratives », qui sont autant de marques d’évènements passés, le jeu les transforme en vecteur de récits, que l’on prend un immense plaisir à reconstituer.
Car c’est bien de plaisir qu’il s’agit au final, un plaisir que Paradise Killer vise spécifiquement à créer : celui que l’on ressent en s’immergeant par la lecture « active » des signes ludiques et narratifs, éparpillés à même le décor d’un monde de jeu (comme avec les donjons des Zelda, ou dans The Witness, Obra Dinn, Outer Wilds…). A cette immersion du joueur-sémiologue, qu’il active en de nombreuses occasions, Paradise Killer ajoute un autre levier de satisfaction, qui tient à sa manière d’exploser la linéarité des jeux d’enquêtes. En permettant d’aller immédiatement presque partout, et d’accéder à loisir à tous ses bouts de récits, le jeu taille pour chacun une expérience narrative singulière, modelée par ses curiosités, ses impasses, ses élans de jeu, potentiellement très différents de ceux d’un autre. En suivant d’autres chemins et d’autres envies narratives (d’abord prouver ceci plutôt que cela), on aurait pu recoller les morceaux d’une toute autre façon, suspecter untel plutôt qu’untel, peut-être aboutir à d’autres coupables et innocents.
Il faut prendre la mesure de cette invention : Paradise Killer installe rien moins qu’un nouveau rapport à sa narration, reposant entièrement sur l’interprétation personnelle que le joueur en fera. En témoigne sa non-gestion des déductions, qu’il ne cherche jamais à contrôler : toute la tâche de réflexion est, pour ainsi dire, éjectée hors du jeu, dont l’interface se limite à répertorier les informations (certes de façon limpide). En bout de course, les sauts déductifs ne dépendent que de nous, et de notre capacité à reconstituer une continuité fluide et crédible, du motif jusqu’au crime. Le procès final illustre parfaitement cet engagement total que le jeu veut provoquer, en nous donnant les clés de son histoire : on y imposera notre interprétation des évènements, qu’elle reflète ou non tous les faits connus, pour peu que l’on présente assez de preuves pour la faire valider par le juge (aucune de nos tentatives d’inculpation n’a échoué). On pourra par exemple choisir d’épargner des suspects que l’on sait coupables, juste parce qu’ils nous sont sympathiques, ou à l’inverse en charger excessivement d’autres qui nous sont détestables, et graver nos mensonges dans le marbre en suivant une pente affective. Non seulement le jeu nous y autorise, mais il se garde aussi de nous faire sentir le « degré de vérité » ou de « réussite » de ce récit final. Cette étonnante pirouette est une clé du projet de Paradise Killer, qui consiste moins à plonger son joueur dans une quête de vérité, qu’à l’engager dans une forme d’expression proprement narrative, récompensée par le sentiment inédit d’être immergé dans les mailles d’un récit, à hauteur de personnages et d’affects – on se sent, au final, complètement impliqué en tant que l’héroïne, dans son réseau relationnel et affectif.
Reste à évoquer une dernière entrée passionnante, celle de l’imagerie du jeu. Des statues mauves copiées-collées et colonnades en carton-pâte y décorent des quartiers résidentiels grand luxe et des plages à palmier, sur fond de pyramides plaquées-or. Passé le premier choc de ces visions qui font se côtoyer modernité, références à l’Antiquité et déco criarde, on passera par plusieurs impressions : le dégoût, d’abord, pour tant de vulgarité, et pour ce qu’elle reflète du Syndicat, qui a choisi de montrer d’elle même cette image de richesse décomplexée et d’hubris sans limite. Puis une forme d’attirance s’active, qui tient peut-être à l’image de « paradis de vacancier » dont l’île est aussi la concrétisation, et que le jeu creuse génialement en son envers : celui d’un monde de luxe en toc, paradis triste d’une société de la consommation où le signe visuel, dévitalisé et enlaidi à force de copies, a fini par s’aligner totalement sur le symbole commercial – comme ce logo de la firme Dead Nebula qui s’affiche tous les distributeurs de la ville, ou sa mascotte ballonnée qui flotte narquoisement au dessus des toits -. Le génie visuel de Paradise Killer tient à sa manière de nous piéger pile entre ces deux sentiments opposés : l’attirance immédiate pour cette imagerie de vacances pour riches (ce qu’elles promettent d’oisiveté, de grand soleil, de baignades à 30°), et le dégoût intuitif qu’inspirent tous ses signaux louches, nourrissant l’impression que, comme le répète notre héroïne, « quelque chose est bien pourri dans ce paradis ».
Notre enquête ne fera ensuite que le confirmer, en en révélant les soubassements cauchemardesques. On guettait l’ancrage de ce monde dans le réel, le voici : cette opulence où se vautre la belle société n’a pas pu se construire sur du vide, elle repose sur l’exploitation de toute une classe d’opprimés chargés de bâtir la ville, de produire sa nourriture, et promise en fin de cycle à un sacrifice collectif dont « l’énergie de souffrance » servira à créer le prochain paradis. On a beau voir arriver cette révélation de très loin, elle n’en est pas moins jouissive pour ce qu’elle révèle du grand mensonge entretenu par les dominants de ce monde, dont les crimes de notre enquête ne sont finalement que des symptômes : non, cette élite n’était pas vertueuse, ni cool, ni séduisante, comme elle voulait le faire croire ; elle était en fait d’une brutalité sans limite, capable d’écraser ceux qu’elle méprise comme de s’entre-tuer, juste pour conforter ses privilèges. On pourrait parler longtemps de la puissance d’évocation de cet imaginaire, qui s’obstine à montrer l’infra-monde productif sous son paradis de la consommation heureuse ; on pourrait évoquer le vertige ressenti à explorer ce monde, au moment judicieusement choisi de son naufrage ; on pourrait s’étendre enfin sur le plaisir pris à voir ainsi représentée une élite si médiocre, si humainement basse, incapable de se rêver un meilleur paradis que l’énième décalque d’une bête destination pour touristes friqués, bâtie sur la souffrance des autres. Comme il faut bien conclure, on préfère vous inviter à goûter par vous-même l’ampleur et la puissance du propos de ce grand jeu narratif, qui n’a cessé de nous épater.
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