Pokémon, on vous spolie !
Sur la place centrale, les badauds sont attroupés autour d'un homme. Un étranger. Il est arrivé en ville tel le gourou d'une secte, escorté de ses fidèles au look de templiers. Il a planté un drapeau, dont le symbole évoque un peu un caducée et beaucoup le chrisme, et a attendu que le silence se fasse avant de prendre la parole pour apostropher la foule : « Aujourd'hui, Mesdames et Messieurs, j'aimerais vous parler de la libération des Pokémon. » Hein ? Mais de quoi il parle, celui-là ? A ce moment précis, les habitants d'Arabelle sont à peu près aussi paumés que le joueur : qu'est-ce que c'est que cette histoire de libérer les Pokémon ? Ils sont très bien où ils sont, les Pokémon !
Du moins, c'est ce qu'on croyait dur comme fer jusqu'à aujourd'hui, et on n'est pourtant pas des dresseurs débutants. Voilà onze ans que l'on parcourt inlassablement les hautes herbes de l'univers Pokémon, à la recherche de ces « monstres de poche » qu'il faut « tous attraper », comme dit le slogan. On en a collectionné 150 dans les jeux de la première génération, Pokémon bleu et Pokémon rouge, sortis à l'époque sur Game Boy Color. Puis 100 autres avec les versions Or et Argent, et autant dans Rubis, Saphir, Émeraude, Diamant, Perle... On a depuis longtemps arrêté de les compter, mais on connaît chacune des bestioles par son prénom. On a appris à connaître les forces de Piafabec, les faiblesses de Cerfrousse et les capacités psychiques de Psykokwak. On a parcouru des kilopixels à leurs côtés, on les a entraînés, étudiés, bichonnés, bref : aimés.
Et voici qu'un type sorti de nulle part vient semer le trouble dans nos esprits naïfs. Les Pokémon souffrent-ils de solitude et de claustrophobie, enfermés dans leurs minuscules Pokéballs ? Est-il cruel de les faire combattre l'un contre l'autre, dans des arènes, comme de vulgaires chiens ? Et s'ils ne considéraient pas les humains comme leurs amis, ce qu'on a toujours voulu nous faire croire ? Et si les Pokémon étaient malheureux ?
La remise en question, aussi fondamentale que vertigineuse, est au cœur des tout nouveaux Pokémon noir et Pokémon blanc, sortis la semaine dernière sur DS. Alors que les précédents opus remixaient paresseusement la même vieille histoire, inventée en 1995 et déclinée à l'infini entre jeux vidéo et dessins animés, Noir et Blanc commencent par remettre le scénario à plat. Exit l'ennemi d'enfance, dont la rivalité avec le jeune héros traçait le traditionnel fil conducteur du jeu. Ne reste dans le camp des méchants que la Team Plasma, composée d'innombrables « sbires » abrutis et de deux leaders mystérieux et manipulateurs, militant pour cette perturbante « libération des Pokémon ». Leur cause paraît noble mais ce sont leurs méthodes qui sont condamnables (après tout, il faut bien justifier la méchanceté des méchants) : pour libérer les Pokémon, Ghetis et sa bande commencent par les voler à leurs propriétaires. Et il n'est pas rare qu'on doive abandonner toute activité en cours — l'entraînement de Mateloutre ou la visite de Volucité — pour courir à leurs trousses. Cette nouvelle manière de distiller le scénario dans la progression du jeu est aussi rafraîchissante que la frontière repensée, plus subtile, entre le Bien et le Mal.
Pokémon noir et Pokémon blanc sont un retour aux sources. Pour la première fois depuis les versions Rouge et Bleu, tous les Pokémon du jeu sont nouveaux : impossible de croiser un Pikachu ou un vieux Ronflex (du moins, avant d'avoir terminé la quête principale). En se baladant dans les hautes herbes, leur lieu de vie privilégié, chaque bruissement de feuilles est une nouvelle surprise. La musique s'emballe, l'écran devient noir : « Un Baggiguane sauvage apparaît ! » Mais mis à part son look marrant d'iguane, on ne sait rien de la créature. Il attaque avec la capacité « Représailles » : est-ce donc un Pokémon de type Ténèbres, et dois-je dégainer un Pokémon combat pour l'affronter efficacement ? Mystère et pokéboule. Un vieil habitué de la série se retrouve aussi démuni qu'un novice, et élabore sa stratégie à l'aveuglette, avec la curiosité et l'excitation des débuts.
On progresse dans le jeu de « aaah » (c'était bien un Pokémon Ténèbres !) en « oooh », régulièrement ébahi par les nouvelles prouesses graphiques. Les classiques « vues du ciel » alternent avec d'impressionnantes perspectives en trois dimensions ; les décors changent avec le calendrier de la vie réelle, fleurissant au printemps et blanchissant l'hiver... Et comme toujours, les deux versions du jeu sont conçues pour être incomplètes en tant que telles. Certains Pokémon n'apparaissent que dans la Blanche, d'autres que dans la Noire, et il faut s'échanger les bébêtes entre joueurs pour espérer avoir la collection complète. La légende veut d'ailleurs que Satoshi Tajiri, le créateur de la franchise, ait inventé Pokémon en voyant courir un insecte sur le câble reliant deux Game Boy tenues par des enfants. Pokémon peut se jouer en solitaire, mais prend tout son sens quand l'aventure est partagée avec des poképotes. De quoi soulager notre conscience ébranlée par le vil Ghetis.
(Critique parue dans Libé - voir lien juste en-dessous)