Avant toute chose, étant donné que Rain World est l’un de ces jeux pour lesquels il faut en savoir le moins possible avant de le commencer, ce texte est garanti sans divulgâchage. Malgré ça, je vous encourage à cesser la lecture dès que vous vous sentez l’envie d’y jouer afin d’être le plus préservé possible du contenu : ne pas être prêt à aborder Rain World est important.
Sensation et survie
Si l’on en croit les paroles du duo de développeurs à l’origine de Rain World, ce jeu est avant tout issu d’une vision d’artiste. En ce sens il a un but esthétique et sensuel très clair à atteindre, et pour atteindre son but il n’est pas prêt à faire beaucoup de compromis vidéoludiques. Les conventions du médium passent en second, ça les joueurs le comprennent très vite. Cela ne veut pas dire que Rain World se soucie peu d’être un jeu-vidéo, au contraire il produit des sensations vidéoludiques sans égales. En revanche les dev semblent s’être peu souciés que l’ergonomie de leur jeu le rende accessible au plus grand nombre. S'aliénant ainsi une bonne partie de son public potentiel. Ce qui peut faire de Rain World, en tout cas dans le discours public, au mieux un jeu de niche, au pire un jeu sadique et élitiste (et faire de sa playerbase un amas de masochistes arrogants). Si je parlais d'autres jeux que Rain World je pourrais être tenté de bondir à sa rescousse, mais je ne le ferai pas car le jeu mérite bon nombre des critiques qui lui sont adressées (et les accepte sans broncher). Ça n'empêche pas d'en faire une des expériences les plus puissantes que j'ai pu faire depuis que mes mains sont en âge d'agripper une manette. Selon l'expression consacrée, Rain World a les défauts de ses qualités, et vice-versa.
Mais reprenons depuis l'essentiel. Quelle est l'expérience visée par Rain World ? Faire ressentir au joueur la sensation d'être une proie. Plus exactement, Joar Jakobsson s'est demandé quelle était la vie d'un rat à Manhattan. Trouver à manger, trouver où dormir, parcourir des complexes industriels, des égouts, le métro, avec une connaissance opérationnelle du terrain sans savoir la raison, la politique derrière l'existence de ces chemins – les voies humaines lui sont impénétrables. Ainsi nous voici en tant Chat-limace, Slugcat, l'équivalent dystopique de notre rat de Manhattan. Peut-être pas tout en bas de la chaîne alimentaire, mais certainement pas au sommet. Notre priorité immédiate : survivre. D'ici 6 à 13 minutes (chaque cycle a une durée aléatoire) une pluie torrentielle viendra tout engloutir, il faut trouver au plus vite l'un des rares abris hermétiques dans lesquels nous pouvons hiberner. Mais hiberner demande une quantité conséquente de nourriture stockée dans notre organisme. Il faut alors chasser, être prédateur mais dans la plus grande discrétion car de nombreuses terribles bestioles hybrides ont le même plan que nous. De fait, toute créature de Rain World a le même objectif de survie, et la plupart d'entre elles se satisferont du Slugcat comme en-cas pour leur propre sieste diluvienne (ou bien le tueront non pour se nourrir mais pour se protéger). Les premiers temps seront consacrés à l'apprentissage de cette survie immédiate, et la maîtrise de cette pression constante et multiple : le temps, la nourriture, les dangers... Impossible de rester au même endroit trop longtemps, si vous consommez des plantes elles mettront plusieurs cycles à repousser, si vous chassez et décimez les mouches-chauve-souris d'une zone il faudra aller en chercher d'autres plus loin. Rain World vous forcera à vous déplacer et à explorer, même si vous êtes (légitimement) terrifié par l'inconnu, alors que vous aviez appris à connaître votre petit quartier industriel. Pour la plupart des joueurs ça n'est pas un problème ; l'instinct de jeu vous incitera sans doute à partir explorer quoiqu'il en soit. Cartographier les zones, comprendre la topographie (et l'étrange manière dont Slugcat organise ses cartes mentales, en plusieurs plans qui se superposent vaguement), optimiser les déplacements, connaître les parties plus dangereuses et exposées, d'autres très resserrées, chacune avec leurs avantages et inconvénients. Au bout de quelques cycles vous aurez maitrisé la boucle primaire de gameplay ; vous serez capable de voyager sur une brève distance pour trouver à manger et rentrer dormir en contournant les dangers. Non sans accidents bien sûr, car l'aléatoire et l'imprécision intrinsèques à Rain World garantiront des mort imprévisibles même aux vétérans les plus éprouvés, mais rien qu'un cycle supplémentaire et quelques grincements de dents ne sauraient rattraper (à moins que vous ne perdiez patience, et là... bon courage pour jouer correctement). C'est important de noter qu'en dépit de la malchance susceptible de vous attendre au moindre tournant, Rain World vous aide par son formidable sound design, qui vous avertit (même si ça n'est parfois que quelques secondes avant l'assaut) lorsque que vous vous approchez du danger. Souvent, vous entendrez une pulsation sourde qui monte crescendo, un beat cardiaque qui ne se tardera pas à se transformer en « threat music », qui généralement vous indique la présence d'un ennemi à 1 ou 2 écrans de distance, idéal pour se mettre sur ses gardes. Les monstres eux-mêmes sont rarement silencieux (sauf certains, dont la technique de chasse est basée sur l'infiltration et la discrétion), et vous serez avertis par des bruits très audibles avant de vous retrouver dans une situation de non-retour. À vous d'être attentifs aux signaux que vous envoie le jeu et à l'instinct animalier du Slugcat.
Et donc, vous survivez. Sauf que ça ne suffit plus. Par pure curiosité cette fois – ou bien pour tromper l'ennui qui menace alors que vous répétez les mêmes actions en boucle – vous commencerez à explorer davantage, à vous demander ce qu'il y a derrière ces portes massives ; la signification du très sibyllin système de leveling qui vous fait monter en grade à chaque hibernation et vous rétrograde à chaque mort ; la raison de votre existence et où s'arrêtera votre fastidieuse progression. Vous voudrez progresser.
Et c'est sans doute là, après quelques heures de jeu, que Rain World commence réellement ; vous ne vous êtes pas laissé décourager par l'expérience initiale, Darwin vous a donné le feu vert. Le jeu en revanche ne vous récompensera pas. Il y a certes une histoire de fond, très difficilement accessible, un « Univers », un lore, mais y avoir accès se fera par tout petits bouts, au prix de grands efforts entièrement optionnels. Quand bien même vous souhaiteriez vous contenter de finir le jeu, vous mettrez un bon paquet d'heure avant de comprendre où aller – à défaut de pourquoi vous y allez. Beaucoup de joueurs, peut-être même la plupart d'entre eux, auront fait l'expérience de tomber par accident sur une zone clé ; étape contingente au cours de leur randonnée en terrain hostile. Pour mon cas, j'étais tombé sur la zone finale avant d'avoir été visiter l'endroit qui me permettrait de pouvoir finir le jeu – je ne l'ai bien sûr compris qu'après-coup. Quand je dis que le jeu ne vous récompensera pas je veux dire qu'à l'image de la nature, qu'il cherche très fort à imiter, le monde de Rain World vous est indifférent. Tout ce que vous trouverez, découvrirez, éprouverez, vous le ferez pour vous, parce que vous y trouvez un sens, sciemment ou accidentellement. C'est au joueur de renouveler en permanence l'attrait qu'il trouve à parcourir ces zones désolées, en ruine, et à mourir, en boucle.
Heureusement les développeurs ne rendent pas cette tâche impossible, loin de là. Car le jeu est beau – qu'est-ce qu'il est beau... Le pixel-art on en trouve partout, mais pas du comme ça. La carte est magnifique, les décors sont à tomber, avec beaucoup de profondeur malgré la 2D, et des éclairages dynamiques où l'on voit (notamment) l'ombre des nuages parcourir les murs¹. La carte est gigantesque (1600 écrans) et parvient à être tout à fait navigable sans toutefois se départir d'une puissante impression que ce monde n'a pas été fait pour être parcouru – si le chemin est empruntable, il semble l'être grâce à l'ingéniosité du joueur qui s'y fraye maladroitement un chemin. Les régions sont toutes uniques, identifiables, belles et mémorables (pour de bonnes ou de mauvaises raison). Le jeu est beau oui, mais il ne se contente pas d'être beau : il vit. L'écosystème de Rain World est sans doute sa réussite la plus écrasante. Le bestiaire n'est pas si fourni que ça si on pense uniquement en termes de quantité de bestioles différentes, en revanche la manière dont les créatures existent dans ce monde et interagissent, relève du génie. Animées, comme le reste, avec de l'animation procédurale, elles ont toutes une souplesse, une fluidité qui les rend immédiatement vivantes et rend infini le nombre potentiel de situations et d'interactions possible ; qu'il s'agisse d'une relation de proie à prédateur ou de rival à rival. Je ne compte plus les fois où je me suis contenté d'observer pendant plusieurs minutes différentes créatures interagir entre elles alors que je me faisais tout petit dans un coin de la pièce : des moments précieux où la curiosité du joueur prend le pas sur l'instinct de survie. Les créatures n'ont pas de placements fixés ; tout au plus ont elles un territoire de chasse vaguement défini. Lorsque vous sortez de votre abri, vous ne savez pas exactement où elles se trouveront. Parfois leur placement sera opportun, parfois il sera cruel. Rain World est brutal comme l'est la lutte naturelle pour la survie... ce n'est ni la première ni sans doute la dernière fois que je le répète dans ce texte, mais c'est peut-être ici qu'on le sent avec la plus grande acuité. Il est possible de se retrouver malgré soi dans des situations dont il est impossible à moins d'une chance improbable, de se sortir vivant, tandis qu'un deuxième essai ne présentera aucune difficulté car les prédateurs se seront retrouvés sur un autre écran.² Les créatures vivent leur vie indépendamment du joueur. Une seule zone est chargée à la fois, et durant le temps de jeu toutes les créatures de cette zone se déplacent et interagissent en hors champ. Le résultat est vertigineux de possibilités et conduit à placer le joueur dans une acceptation progressive de ces possibles. Impossible de calculer réellement ce qui peut ou ne peut pas arriver durant un cycle ; c'est peut-être là que Rain World perdra (une nouvelle fois) une partie de ses joueurs, tandis que les autres se mettront à moduler leurs attentes, dans une forme d'acceptation... À expérimenter ici et là, à passer du temps dans les mêmes zones, à rencontrer les mêmes créatures dans des boucles mortelles, le joueur ne manquera pas de remarquer de nouveaux comportements, à comprendre le fonctionnement des bêtes, à devenir l'allié de certaines autres.
Pour finir sur les sensations de jeu, il faut évidemment se pencher sur les contrôles de Slugcat. On semble avoir critiqué sa prise en main peu instinctive et ses mouvements imprécis, peu fiables. Il faut un bon moment, en effet, pour parvenir à se mettre dans la peau du personnage. Mais ça n'est jamais qu'un apprentissage de plus (sur un jeu qu'il est jouissif de conquérir, alors que tout semble ligué contre nous), qui m'a paru gratifiant tant il est agréable de se déplacer avec cette drôle de physique, réaliste et pataude. Les mouvements du Slugcat sont plutôt réactifs et deviennent de plus en plus fiables à mesure que l'on s'y fait. Ce n'est pas tant que le Slugcat bouge mal – je trouve au contraire qu'il est passionnant à manipuler, on ne cesse jamais de croire à l'illusion que l'on fait bouger un corps pesant et charnel – c'est plutôt qu'il est confronté à des situations diverses et qu'il ne sera pas évident de rassembler les nombreux outils que le jeu à notre disposition pour progresser comme on le souhaite sur certaines phases de plateformes particulièrement ardues. Le saut en longueur est une exception, encore aujourd'hui après 200 cycles de jeu j'ai encore du mal à le réussir à tous les coups, l'input est traître et cela peut être rendu difficile par certains effets de décor qui rendent peu lisibles certains bords. Mais s'il y a un vrai problème, c'est plutôt que toute l'amplitude des mouvements du Slugcat n'est pas explicitée par le jeu. Certains peuvent être découverts de manière fortuite, et paraissent logiques, d'autres en revanche nécessitent l'aide d'un wiki... j'en reparlerai plus loin. Contrôler Slugcat est une expérience proprioceptive que je recommande à tous ceux qui s'intéressent à la simulation de mouvements.
À ce sujet, il faut noter à quel point les combats dans Rain World sont sources de tension, de terreur et d'exaltation. On contrôle un personnage limité dans ses mouvements (mais étonnamment versatile une fois apprivoise) contre des créatures dynamiques et imprévisibles, plus bêtes que nous mais plus mortelles. Nous n'avons qu'un seul moyen de les tuer (il est souvent préférables de fuir que des les affronter), mais lorsqu'on y arrive on garde un goût étrange en bouche Tout cela est renforcé par le fait que la violence, dans Rain World, paraît très réelle. Les fantastiques animations des créatures et la diversité des situations rendent cette violence organique, sale, maladroite. La plupart du temps, il n'y a rien de stylé dans les affrontements. Je reste hanté par le souvenir des quelques lézards que j'ai réussi à tuer ; ça se termine souvent par moi qui reste à planter frénétiquement ma broche dans leur chair comme un fou-furieux ; je me doute que cela fait 3 ou 4 coups qu'ils sont morts mais l'adrénaline mélangée à la peur de mourir d'un seul claquement de mâchoire me pousse à une violence acharnée. Et je ne parle même pas de la terreur que peut susciter la pluie lorsque le monde commence à gronder et trembler en fin de cycle, et que l'écran se déforme en des convulsions hachurées atrocement belles sous l'effet du déluge qui terrasse toute vie qui n'aura pas eu le temps de se mettre à l'abri.
En somme, Rain World parvient à faire ressentir au joueur des sensations parfaitement singulières (faire partie d’un écosystème dynamique, l’indifférence du monde à nos efforts, survie rigoureuse alternant chasse et discrétion, exploration d’un monde qui donne l’illusion de n’avoir pas été fait pour nous, et autres sensations esthétiques liées à la DA et à l’opacité de son récit) et qu’aucun autre jeu (à ma connaissance) n’est parvenu à émuler à ce niveau. C’est un fait que même ses détracteurs n’iront pas contester. Le nerf de la guerre se situe plutôt autour de la question : l’expérience Rain World, oui, mais à quel prix ?
Idéaux et compromis
Rain World a d’abord fait jaser, durant son développement, autour de ses visuels – et là encore personne n’ira nier que ce jeu est beau et que le rendu de ses animations procédurales est une prouesse de fluidité. Une fois le jeu sorti, c’est un autre sujet qui est devenu central et houleux : sa difficulté. Brutal, cruel, Rain World l’est assurément. Au point de l’abus ? Oui, parfois (souvent). Fétichiser la difficulté est un écueil régulier depuis quelques années dans le monde du JV pour une certaine frange des joueurs (grosso modo depuis la fameuse « difficulté » de Dark Souls, difficulté excessivement mise en avant par un programme marketing bien ficelé et dans lequel se sont vautrés les joueurs en manque de challenge). La difficulté de Rain World, comme celle de Dark Souls, a un sens. Elle est vectrice de narration, est essentielle à une partie son propos. Mais la difficulté de Dark Souls est exagérée ; elle a soufflé les braises d’un débat bien plus large (et hélas souvent stérile) et s’est ainsi installée dans le discours ambiant en tant que référence, alors que le jeu lui-même est plus souvent intimidant que réellement dur. Rain World en revanche, pour toute sensée qu’est sa difficulté (je reviendrai plus tard là-dessus), est réellement dur. Trop, et parfois pour de mauvaises raison (promis j’y viens). Les débats concernant le sens de la difficulté dans le jeu-vidéo, la systémisation des easy mode, l’inclusivité, l’élitisme, le gatekeeping et tout le tralala seraient sans doute moins rébarbatifs si le sujet de référence était Rain World plutôt que Dark Souls, car les questions que posent ce jeu autour de la difficulté dans le médium me semblent plus profondes – et cette même difficulté est un élément beaucoup plus central qu’elle ne peut l’être dans Dark Souls. Pour rappel, la difficulté de Dark Souls permet de ressentir le poids d’un monde à l’agonie et ses morts multiples de créer une ambiguïté intéressante entre d’une part la tension d’un dilemme (récupérer ses âmes en zone hostile ou bien prendre le parti de les abandonner) et d’autre part la lassitude existentielle, qui fait partie du « propos » des Souls. Mais la difficulté de Dark Souls est modulable, non pas par l’implémentation d’un mode facile mais par bien des manières (leveling, invocations de joueurs ou de PNJs, apprentissages de sorts…), la difficulté est donc partiellement contournable. Rain World en revanche a fondamentalement besoin d’être impitoyable jusqu’à l’injustice. Il doit comporter une dose d’aléatoire, et quelque part il est nécessaire qu’une partie des joueurs baisse les bras et abandonne. Le jeu met en scène la sélection naturelle. Attention, le jeu ne perdrait rien de sa puissance si 100% des joueurs était arrivés jusqu’au bout, c’est plutôt qu’il est important que chaque joueur soit confronté à un moment à son envie de tout laisser en plan. À chacun de décider si le jeu en vaut la chandelle…
D’ailleurs, pour clore pour de bon le parallèle entre les deux jeux, le concept de mort me semble potentiellement plus profond dans Rain World que dans Dark Souls, mais finalement moins réussi ; dans les deux cas s’installe avec le temps une forme de banalisation ou de lassitude qui diminue l’impact que peut avoir une mort. Dans Dark Souls cette banalisation participe à l’effet de ce cycle sans fin et sans issue de pourriture et de stase tenaces, essentiel au lore des Souls ; tandis que dans Rain World, une fois qu’on est arrivé au niveau de Karma minimum il n’y a plus de conséquence en cas de mort et le joueur est libre de se jeter dans la gueule du loup sans souci de protéger sa vie. Dans ce que je comprends – et ressens – des enjeux de Rain World, ne plus accorder d’importance à sa survie c’est sortir de ce que le jeu a de plus fort. C’est malheureusement un sentiment qui aura sans doute traversé la plupart des joueurs à chaque fois qu’ils auront commencé l’exploration d’une nouvelle zone particulièrement ardue. Le système de Karma est intéressant mais imparfait.
Mais c’est là que se pose une question qui nait de la précédente : jusqu’où les développeurs peuvent se permettre d’aller dans le perfectionnement de leur concept ? Rain World, je le disais au tout début, est un jeu qui se concentre avant toute chose sur sa vision artistique. Le reste passe après ; et dans ce reste il y a l’ergonomie, c’est-à-dire permettre que le jeu soit jouable, accessible. Rain World fait très peu de compromis avec les conventions vidéoludiques ; mais pourtant il en fait quand-même ! Un exemple très simple et discret, mais que je trouve parlant. Vous êtes bloqué dans votre progression, la zone à traverser est particulièrement rude et vous ne la maîtrisez pas ; vous mourrez en boucle et revenez à votre abri. Juste en haut de votre point de respawn, il y avait des fruits mais vous les avez déjà mangés, ils n’apparaissent donc plus. Les cycles durant lesquels vous mourrez ne comptent pas dans la temporalité interne du jeu ; lorsque vous mourrez vous repartez de zéro dans votre abri. Cependant, sur la dernière tentative vous êtes parvenus à aller quelques écrans plus loin que d’habitude. Vous mourrez quand-même avant d’atteindre le prochain point safe. Mais cette fois en sortant de l’abri, deux nouveaux fruits ont poussé. Ça n’a pas de sens puisque la chronologie du jeu n’a pas avancé durant votre essai précédent, pourtant on vient de faire ce que le jeu ne fait jamais : une récompense explicite et concrète pour vos efforts. Je ne suis pas développeur et peut-être que ce système n’est pas censé fonctionner comme ça, mais en tout cas dans les faits ça marche. Ça ne parait rien, mais ça tend à montrer que Rain World est prêt à faire quelques compromis pour pas ne pas rendre l’expérience trop décourageante.
On peut de même argumenter que Rain World n’est pas allé jusqu’au bout de son concept sur certains points. Pour reprendre l’exemple de la banalisation de la mort ; si Rain World avait voulu se rapprocher encore davantage de son idéal, il aurait sans doute fallu implémenter une mécanique qui vous force à recommencer le jeu du début si vous mourrez après être descendu à votre niveau de Karma le plus bas. Mais voilà ; qui aurait réellement continué à jouer après ça, à part les joueurs les plus déterminés. La vérité est sans doute qu’un Rain World poussé à son climax serait un jeu parfaitement injouable. Une démonstration sublime, mais impraticable. Alors il a bien fallu faire une médiation, entre le jeu et ses joueurs (une autre par exemple est l’existence de l’Overseer, la bestiole jaune qui vous aide dans les premières zones, et lorsque votre Karma est au plus bas, indiquant la proximité d’abris et de nourriture, l’approche d’ennemis, etc). Les développeurs ont d’ailleurs rajouté deux modes de jeu solo supplémentaires peu après la sortie du jeu ; un mode facile (le moine) et un mode hard (le chasseur). Mais le mode facile se fait au prix d’un appauvrissement du lore (le moine est plus pacifique et moins curieux, il n’aura pas accès aux révélations qui peuvent être faites au Slugcat original), quant au chasseur il se joue tellement différemment (et ne commence même pas au même endroit de la map) qu’il s’agit d’une expérience très peu comparable à l’expérience de base.
Si le concept de Rain World est difficile à attaquer sur le principe, et que sa difficulté a une indéniable profondeur, ça ne veut pas dire que c’est toujours une « bonne » difficulté. Et plus généralement, le jeu n’est pas exempt de défauts. Si les développeurs ont montré qu’ils étaient capables de faire des compromis, et si je salue leur choix de ne pas en faire à certains points clés, en revanche d’autres de leurs choix sont difficilement excusables. L’expérience darwiniste de Rain World tend à rendre son opacité et sa difficulté « injustes mais justifiées » (copyright please), mais ils ont merdé sur certains points.
Quitte à mettre un tuto en tout début de jeu, ils auraient pu expliciter certaines mécaniques de mouvement. J’apprécie que certaines soient facultatives et puissent être découvertes par l’expérience voire le hasard, mais d’autres sont nécessaires et sont soit mal présentées (le fait qu’un boost sous-marin vide les poumons du Slugcat alors qu’aucun feedback visuel ou sonore ne l’indique, rendant inutilement fastidieux la compréhension de la capacité d’apnée) ou même carrément impossible à découvrir sans l’utilisation d’un wiki (le fait de jeter un objet en sautant rallonge un peu la distance de saut… certains sauts sont impossibles à réussir sans). Typiquement, lors de ma première run, après quelques heures de jeu, je me suis retrouvé dans un abri dont je ne pouvais me sortir que par 2 voies : un saut boosté ou bien une nage très exigeante, sans la connaissance de ces deux mécaniques je ne pouvais que mourir en boucle, en désespoir de cause j’ai lancé une nouvelle partie en pensant rageusement que je m’étais softlock.
Je comprends la décision de rendre les écrans fixes, et j’apprécie l’effet imposant et dé-subjectivant que cela produit (nous ne sommes qu’une petite chose sans importance qui traverse une structure indifférente), mais certaines transitions sont rendues inutilement capricieuses (notamment en passage vertical, où l’on ne passe à l’écran suivant qu’une fois qu’on touche le haut de l’écran, tandis qu’à l’horizontal l’écran fait la transition quelques pas avant qu’on touche la limite). Pire encore, il est souvent impossible de savoir si l’écran du dessous cache une autre salle ou bien une chute résultant en une mort. C’est non seulement injuste et arbitraire, mais ça participe à briser l’immersion puisque notre petite bestiole est censée voir ce qui se passe plus bas.
D'autres points sont plus débattables et liés à des situations particulières dans des zones spécifiques, et concernent donc moins des points généraux (si ce n'est qu'ils laissent voir une grande marge de progression pour les dev pour ce qui est de l'équilibrage), donc je n'en parlerai pas ici histoire de rester en terrain hors-spoil. Mais disons que ces imperfections dans l'équilibrage et certaines fautes de game design participent à un effet pervers autour de Rain World qui tend à le transformer en « jeu à wiki ». Aucun jeu n'existe en autarcie, Internet et les communautés existent, et de ce fait il est très aisé de se retrouver face à une situation apparemment insoluble (ou simplement confronté à notre propre frustration) et d'être tenté par aller se renseigner sur le wiki officiel. Oh juste une petite information comme ça... sauf qu'on sait comment ça marche, difficile de s'arrêter après avoir cédé une fois. On n'empêchera personne d'aller consulter des guides, il n'y en a que ça ne dérange pas et ça n'est pas une faute du jeu en soi ; en revanche certaines injustices « trop injustes » iront faire passer le pas à certains joueurs qui auraient souhaité s'en passer. Je vais parler pour moi plutôt que de continuer à faire parler des minorités : j'essaie au maximum d'éviter les wiki. J'ai retenu la leçon après m'être beaucoup aidé des wiki sur Dark Souls 1 lors de ma première expérience avec le jeu. Après-coup j'ai regretté d'avoir cédé à la tentation et d'avoir eu par la suite du mal à m'en détacher dès lors que je me retrouvais face à certaines difficultés. J'ai pu m'astreindre à une plus grande retenue pour les opus suivants et je n'ai pris que plus de plaisir à progresser par moi-même. Pour Rain World, après être arrivé à ce fameux abri d'où je n'arrivais plus à me sortir, et après 1h de tentatives infructueuses qui résultaient invariablement en noyade, j'ai craqué et je suis allé voir une vidéo sur YouTube qui expliquait les différents moyens de s'en sortir. C'est là que j'ai appris pour le jump boost, et ça m'a tellement énervé que j'ai voulu arrêter de jouer. J'ai relancé le jeu depuis le début et me voici aujourd'hui... Je trouve dommage qu'un jeu qui permette à ce point que le joueur se développe des motivations (& récompenses) intrinsèques encourage involontairement par ces déséquilibres à aller trouver des renseignements auprès de sources externes. Heureusement aucun wiki ne trivialisera complètement Rain World, encore faut-il affronter « physiquement » le jeu, même en connaissant des astuces ; mais le plaisir de la découverte et de l'expérimentation, le sentiment d'errance, se retrouvent compromis.
EN SOMME
Vient le moment de conclure et je ne sais plus trop de quoi parler, j'ai déjà l'impression d'en avoir trop dit. Malgré ma note, vous aurez bien compris que je ne considère en aucun cas Rain World comme un jeu parfait. Même après plusieurs dizaines d'heures de jeu, fort de mes nombreux acquis et nimbé d'une grande confiance dans mes capacités à naviguer fluidement dans les quelques nouvelles zones qu'li me restait à explorer, j'ai encore trouvé des endroits qui m'auront fait maudire le jeu et ses abus. Pour ensuite retrouver ce sentiment grisant de confiance. Et ainsi de suite. Ce jeu, j'aurai pris longtemps à pardonner ses excès ; mais le fait est qu'à force d'acharnement (pas seulement motivé par la soif de triomphe mais aussi par l'envie de parcourir toutes ces zones superbes et « épuiser » cette expérience si unique et mémorable que le jeu me procurait) je me suis laissé envoûter par sa proposition.
Je pourrais presque dire que c'est un jeu qui aurait pu ne pas avoir de fin. On aurait pu se contenter explorer, survivre, et puis simplement s'arrêter après avoir atteint les limites de la carte, après que l'envie de vivre dans ce monde se serait évaporée. Mais le jeu a une fin, et je ne vais certainement pas en dire davantage, si ce n'est vous garantir qu'à mes yeux en tout cas elle vaut bien les efforts faits pour l'atteindre (même si vous l'aurez compris à ce stade, ce n'est pas pour la "fin" qu'on vit l'expérience Rain World). Ils n'avaient aucun besoin d'en faire ce qu'ils en ont fait, mais je suis heureux qu'ils y soient allés à fond.
Après tout ça, c'est donc un jeu qui est très dur à recommander et je ne sais pas si je vous le recommande (au pire crackez-le hein), mais je suis convaincu qu'il offrira, au moins à une partie d'entre vous, une expérience inoubliable qui vous restera dans la tête et dans les mains.
¹ Merci James Primate, designer de la map ainsi que de la musique. Jakobsson lui est le développeur magicien, qui a conçu les principes de Rain World et sa faune.
² Si cet aléatoire participe à l'injustice inhérente au jeu, je pense qu'il s'agit d'un sentiment qui est à son plus durant les premiers temps de jeu. Grâce à la Loi des grands nombres, vous êtes assurés d'équilibrer votre malchance avec de la chance tout au long de votre parcours... il est statistiquement impossible que les placements d'ennemis vous soient systématiquement défavorable. Eh oui, c'est en persistant que l'on déjoue les plans de Darwin :)