SensCritique Town. Voilà bien longtemps que je n’avais plus foulé de mes bottes le sol poussiéreux de cette communauté. Mais je ne l’avais pas oubliée, oh que non. Et les locaux se rappelaient de moi. Lorsque je poussais les battants du saloon, la salle entière se plomba d’un lourd silence. S’il y avait eu une bande son, elle se serait tue à l’instant.
Je sentis sur moi les jugements des autres. Ceux qui, d’un regard noir, me percevaient comme un bouffon de première, fieffé chien galeux à l’égo démesuré, incapable d’écrire une critique digne de ce nom, et qui crevaient d’envie de me voir six pieds sous terre.
Et puis les autres (je reconnaissais leurs visages amicaux) qui, emplis d’admiration, voyait en moi l’auteur des meilleures méta-critiques du far-West, d’une poésie, d’une finesse et d’un humour devenus rares ; ils voyaient l’as de la critique.
Ils voyaient la légende.
-Belle prise, dit un vieux trappeur assis au coin du feu, désignant le cadavre de ma proie, qui pesait lourd sur mon épaule.
-Merci, c’est une Alex La Biche que j’ai croisée dans les bois.
-J’vous en donne un bon prix, Cow-boy !
Je conclus le marché en m’avançais au comptoir.
-On lui sert quoi ? dit le barman.
-Whisky ! dis-je d’une voix rauque. Puis, me penchant à son oreille je chuchotais : c’est pour le style, hein, mettez du jus de pomme.
-Et sinon, vous comptez parler du jeu ? Parce que là, ça devient très lourd !
-Oui… Oui… m’assombris-je. J’y viens.
Soudain, un homme s’accouda à ma gauche.
-Tiens, tiens… De retour parmi nous ?
C’était TheBadBreaker, le sheriff incontesté du bourg. On racontait qu’il avait vécu un an loin d’ici avec des apaches sans donner de nouvelles, et qu’il en était revenu à jamais changé.
-Eh oui, mon vieux. C’est bon de te revoir.
-Où étais-tu, tout ce temps ? J’aurais bien eu besoin de ton aide pour rendre cet endroit un peu plus jovial ! Et pourquoi tu m’as mis dans ta critique, je t’ai rien demandé, moi, à la fin, oh ! Tu me fais parler, mais de quel droit ?
-Je fuyais la réalité dans un jeu vidéo par pure lâcheté face à mon existence.
-Ah, je vois. Lequel ?
-Red Dead Redemption… deux.
A ces mots, beaucoup de membres s’assemblèrent autour de nous.
-Et… qu’en as-tu pensé ? renchérit TheBad, nonchalamment.
-J’ai adoré. Et j’y joue encore. J’ai trouvé en ce jeu une expérience d’immersion absolument fascinante. Certes, l’histoire principale n’a rien d’original, mais l’évolution du personnage, la profonde tristesse qui imprègne le récit jusqu’à un dénouement qui m’a beaucoup touché, m’ont suffi. Même si on arrive à prédire la fin très facilement dès le début, l’intérêt est ailleurs.
- …
-M’est avis que ce jeu n’est vraiiiment pas fait pour tout le monde. Côté gameplay, on est plus tourné vers le jeu de rôle que vers l’ergonomie. L’inventaire est fastidieux, et la roue des armes un peu wtf limite certaines actions. Malgré ces (gros ?) problèmes, qui en décourageront certains, les commandes permettent au joueur une interaction très riche avec l’environnement. Et si certaines missions passent bien une fois (les multiples phases façon farming simulator) elles seront vites exaspérantes quand on recommencera le jeu. D’autant plus que là, on se dit « woaoh, c’est beôôô » mais que quand les graphismes auront veilli, on ne verra plus que les défauts de scénario, de gameplay et de rythme (quoique les graphismes désuets d’une ancienne génération auront toujours un certain charme ?)
Si bien des gamers râleront de la lenteur constante, des chevauchées très longues, etc… on ne peut pas leur en vouloir. Moi-même qui aime énormément, je reconnais que par moment, la mollesse prend pied sur l’aventure. Mais elle va de paire avec le jeu, et dans un monde où tout va à cent à l’heure, c’est bon d’être contemplatif et de prendre le temps. Le problème c’est que c’est très absorbant, chronophage, on aimerait prendre deux semaines de vacances pour y jouer huit heures par jour…
MAIS jamais je n’avais ressenti autant de mélancolie dans un jeu, et j’ai particulièrement apprécié qu’il rende la violence plus culpabilisante que jubilatoire. Je pense que pour la plupart des joueurs, en tout cas ceux sensibles à l’histoire et qui écoutent un minimum ce que grommelle son protagoniste -de sa voir rocailleuse qui vous ferait passer Clint Eastwood ou Joel de the Last Of Us pour des pucelles du collège- la sensation d’empathie pour les PNJ naîtra vite, et on n’aura pas envie d’agir comme un psychopathe de la même manière que dans un GTA. En effet, la qualité des dialogues et des expressions rend chaque personnage très crédible, on n’a pas l’impression de parler à des pixels mais à des êtres humains, et ça change TOUT.
Cela est particulièrement renforcé par la qualité exceptionnelle de l’IA. Franchement, à ce niveau, je n’avais jamais vu ça. Les ennemis ne font pas n’importe quoi (hormis les bugs occasionnels et inévitables) et de manière générale, toute interaction avec le moindre PNJ sera cohérente. Limitée certes mais quasiment jamais absurde.
Le soin apporté au réalisme va très loin, avec moults détails donnant réellement l’impression d’évoluer dans un monde qui fait sa vie, avec ou sans nous. Tu les sens les gros huit ans de développement qui te fourrent le cerveau à grands coups de codage et te rendent complètement abruti ? Euh… Et donc ? Ah, oui. La critique.
N’ayant pas l’habitude de cela dans un jeu, cela accentue énormément les paradoxes entre certains aspects ultraréaliste et d’autres beaucoup plus propres à un vidéogame. Graphiquement par exemple, les cheveux sont le gros point faible du jeu : On a l’impression de se balader dans un jeu début PS5 tellement c’est magnifique, genre on se dit que dieu a mal copié rockstar pour créer le monde (en même temps, 7 jours contre huit ans, tu peux pas test, dieu. Je rigole hein ne m’envoie pas en enfer) mais les personnages sont coiffés tels des Playmobil usagés. Quand on pose un cadavre de PNJ fraîchement abattu sur le cucu poilu de son canasson, et que ses cheveux longs restent totalement raides envers et contre toute gravité, comme s’il s’était tartiné un pot entier de gel Viveldop® dessus, ça fait tâche au milieu de tout le reste.
-Pfffff…. On se fait chier dans ta critique. En fait c’est mieux quand tu ne parles pas de l’œuvre.
-Eh oh, TheBad, tu te calmes. Et j’ai aussi un GROS souci avec RDR2 : ON NE PEUT PAS SAUVEGARDER LES CHAPEUX QU’ON RAMASSE (à part deux-trois en surbrillance) Alors que moi, nom d’une pipe, rien ne me fait plus saliver que de récupérer les couvre-chefs des gens que j’ai zigouillé pour m’en coiffer en guise de souvenir ! Meuh non, PierreÉtoile me refuse le plaisir de collectionner les chapeaux de mes victimes. Déjà qu’on ne peut même pas se taper une prostituée !
-N’importe quoi, tu dis que le développement du personnage t’as touché, parce qu’il est sensible au fond malgré sa vie de bandit, et après tu te plains qu’il n’aie pas envie de fourrer des catins pleines de MST.
-TheBad, ça suffit maintenant ! Je ne t’ai pas mis contre ton gré dans ma critique pour que tu viennes me contredire !
-J’ai pas le temps pour tes conneries. J’ai une vie en dehors de ce site, tu sais ?
Sur ce, Il finit sa bière en s’en alla derechef.
Je méditais sur mon jus de … mon whisky, tandis que la foule se dissipait peu à peu. Le vacarme reprit son cours, le piano, les rires, les likes, les statuts, les listes, les textes… Qui est en train de regarder tel truc, combien de personnes aiment qu’il regarde ce truc… les longs débats sur pourquoi le réalisateur d’un classique a choisi de faire passer un chien dans une scène à 30.55 min., etc…
Dans un sombre recoin du saloon, je reconnus le Sergent Pepper, ce vieux vétéran, toujours là. Le vieil homme, qui avait autrefois annulé un duel qu’il me devait pourtant, était avachi sur sa chaise à bascule, en train de griffonner une énième critique en avance… Lui ressemblerais-je plus tard ? J’en doutais fortement. Je n’avais ni son sérieux ni sa rigueur, je n’étais qu’un pauvre hors-la loi ayant connu des heures de gloires et qu’on avait failli pendre, à juste titre, pour certains de mes méfaits. Ah ça, j’en avais écrit, de mauvaises critiques. Mais je ne les effaçais pas. Car elles faisaient partie de moi. Tout comme Arthur Morgan devait vivre avec tout ce qu’il avait fait, dans son épopée qui avait su me surprendre et -contre toute attente- m’émouvoir.
Arthur Morgan, anti-héros prédéterminé par une vie de chien, homme simple et de peu d’éducation, mais qui au fond aura été bien plus noble que les soi-disant civilisés. Pour la première fois dans un jeu, je me suis battu à contrecœur, j’ai ressenti le poids que portait mon avatar, j’ai vécu avec lui la liberté de chevaucher les prairies, le lien tissé avec un cheval blanc, dompté dans la neige de manière quasi-mystique… et tant, oh tant de choses.
Pour une fois, on joue un héros qui se remet en question et médite sur l’absurdité de ses actions passées. Et c’est fait finement.
Je finis mon verre, dépoussiérais mon chapeau, saluais la foule, signais quelques autographes sur les seins nus des groupies, et repartis affronter la vraie vie qui, en dépit de sa dureté, ne saurait pas m’éplorer comme l’avait fait ce monde virtuel virtuose au récit humain et vrai derrière toutes les fioritures perfectibles de son aspect divertissant.