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Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr Levons un malentendu : le game-designer Lucas Pope, à qui l’on doit Return of the Obra Dinn, n’est peut-être pas le « créateur à message » que...
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le 23 avr. 2020
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Disclaimer : la critique est spoiler free, les exemples donnés sont bidons et purement illustratifs de mécaniques de gameplay
Un meurtre s’est glissé parmi les mots de cette critique. Saurez-vous résoudre le mystère ?
Sorti il y a tout juste un an sur PC, ce Return of the Obra Dinn n’a cessé de me faire de l’œil. Une œuvre de Lucas Pope, un concepteur qui avait su retenir l’attention des joueurs avec Papers, Please, titre singulier qui, s’il ne m’avait pas fait dépasser la poignée d’heures passées dessus (je n’aime pas être chronométré quand je joue), avait eu le mérite de proposer quelque chose de frais et d’intelligent.
Nous voici donc 5 ans plus tard avec un jeu d’enquête sur un bateau du début du 19ème siècle, le tout porté par une DA originale et un concept accrocheur : définir le sort des soixante membres de l’équipage du vaisseau à l’aide d’une montre magique permettant d’écouter les quelques secondes précédant la mort d’une personne et de voir le tableau du moment précis où la Faucheuse a frappé.
Hélas, ô grand hélas, la jeunesse de mon ordinateur étant depuis longtemps révolue, il m’est impossible de m’y adonner aux plaisirs vidéoludiques. Un an donc. Un an pour que cette enquête vidéoludique soit accessible à ma personne, un an pour qu’un portage (dont j’ignorais la potentielle existence il y a de ça trois jours) ne soit livré sur le PS Store. Autant dire que lorsque je vis la pochette toute en navire macintoshé dans les rayons virtuels du géant nippon, mon porte-monnaie dégaina plus vite que ma tête ne pensa.
La partie à peine lancée, me voilà déjà embarqué sur l’Obra Dinn, rafiot ayant vu des jours meilleurs où seul le bruit des vagues caressant la coque vient perturber le silence sépulcral. Après quelques errances, on obtient notre matériel : une montre « memento mortem » dont j’ai expliqué le concept en intro, et un livre. Dans l’obscurité de ce qui s’est tramé sur le sinistre vaisseau, si la montre est une lanterne, le livre est votre boussole. Après une préface vous expliquant la raison de votre venue, les premières pages contiennent un plan du navire, une carte de son itinéraire, la liste de l’équipage comprenant leur fonction et nationalité, et trois croquis représentant chacune des victimes du funeste destin de l’Obra Dinn. Voilà vos seuls outils pour répondre aux trois questions suivantes pour chacun des marins : Qui est-il ? Comment est-il mort ? Qui l’a tué ?
Et c’est là le génie de ce jeu : vous servir des outils invraisemblables pour rendre l’enquête authentique. J’entends par là que la narration est véritablement au service du gameplay et non pas le contraire. Prenons l’exemple de L.A. Noire (que j’aime au demeurant) qui cherche à mimer la réalité d’une enquête policière via des interrogatoires, recherches d’armes du crime, témoins et poursuites. Cette poursuite d’une narration ancrée dans notre monde empêche le déclenchement d’une véritable logique d’enquêteur. Interroger un suspect dans un jeu ne peut décemment pas proposer autant de déductions et de nuances que le faire dans la vraie vie, et on se retrouve donc avec un bridage de nos instincts Holmesiens. La route est toute tracée et il n’existe qu’une façon d’arriver à la bonne conclusion. On est donc pas tant enquêteur qu’observateur. Et je ne mentionnerais pas les phases « détectives » des jeux Batman (que ce soient les Arkham ou les Telltale) qui consistent à relier trois points ensemble pour découvrir le comment du pourquoi. Mais je n’hésiterais pas à mentionner Her Story qui est le seul jeu qui me fasse à peu près sentir aussi digne d’un détective d’Agatha Christie qu’Obra Dinn (là aussi en tordant les règles de la réalité pour libérer le joueur, via un système d’archivage informatique qui n’a ni queue ni tête).
Et donc concrètement, comment on la résout notre enquête me demandera-tu ? Et bien en faisant attention à tout, le diable étant, comme nous le savons tous, dans les détails. Cela peut être un nom mentionné que l’on rattachera à l’une des personnes présentes dans la scène (ou dans une autre). On peut également penser que si un homme explique à ses camarades comment préparer une salade césar avant de passer à l’acte, il y a de fortes chances que celui-ci ait acquis ces connaissances par le métier qu’il exerce. Ou s’il on a déduit auparavant que Omar Servil est l’assistant d’un officier, il y ait de fortes chances que les trois autres personnes portant le même uniforme soient aussi des assistants (il existe d’ailleurs dans le livre un glossaire des termes maritimes et des corps de métier, histoire de ne pas avoir l’excuse de l’ignorance du milieu naval). Peut-être même que l’on entendra un matelot parler avec un fort accent irlandais, ou tout simplement parler dans son russe maternel. Et tous ces indices possibles ne sont que quelques exemples parmi pléthore. A vous donc de recoller les morceaux. A vous de faire passer Colombo et Maigret pour des enquêteurs du dimanche, capable de vous déduire que si vous avez mal partout où vous appuyez, c’est que votre doigt est cassé.
Et pour éviter tout forcing dans vos déductions en pairant au hasard les différents éléments constitutifs jusqu’à trouver la bonne réponse, la bonne identification du sort d’un marin ne sera validée que par triplette.
Un sens aiguisé de l’observation (auditive et visuelle), couplée à un esprit logique, capable de lier des évènements espacés dans le temps et dans l’espace, seront donc requis pour parvenir à compléter les soixante lignes de votre livre. Mais observer, c’est bien me direz-vous, mais c’est-t-y pas compliqué de scruter les scènes ? Ce à quoi je répondrai : j’y viens petit impatient, ne laisse pas la fougue de ta jeunesse précipiter le cours naturel de cette prose.
Maintenant que nous avons balayé les principes mécaniques qui régissent votre séjour sur la nef tumulaire, abordons sans plus attendre ce qui saute aux yeux pour quiconque a vu la moindre image du jeu : c’est différent. Effectivement, l’intégralité du jeu se présente sous des graphismes monochromatiques one-bit qui rappellent l’ère des Macintosh, vous savez, cette décennie où l’on pensait que le synthé ne se saupoudrait pas sur un morceau mais s’étalait de partout, cette décennie où les épaulettes étaient considérées jolies, cette décennie du bon goût. C’est donc sur un noir et blanc teinté d’un vert minitel que l’on vit ce jeu (à part si vous allez dans les options et choisissez un des autres rendu – perso j’ai pas osé, les oranges et bleus proposés étaient semblables à des aiguilles dans mes yeux).
Au premier abord, on peut se dire que c’est un peu laid, et surtout que l’on risque fort de se retrouver avec un mal de crâne au bout de quelques heures. Mais que nenni, M. Pope a bien peaufiné son rendu visuel et une fois passé le choc initial, on s’y fait fort bien. Par ailleurs, l’intérêt d’un tel choix de design découle d’une idéologie en trois volets. Evidemment il y a ce côté nostalgique pour les prémisses de notre medium préféré, mais il y a également un avantage en termes de moyens pour le concepteur indé qui aurait bien du mal à pouvoir se permettre le genre de tableaux que vous rencontrerez avec un rendu plus photoréaliste.
Mais pourquoi faire du photoréalisme si t’es fauché ? Tu peux pas faire du pixel-art ou un truc plus polygonal comme tout le monde Lucas ? Tu veux juste faire l’original c’est ça ?
Eh bien cette fois ci je te répondrai que faire de l’originalité c’est pas un mal, déjà, pour commencer hein. Et qu’ensuite j’y venais avec mon troisième volet : comme je l’ai mentionné dans la première partie de ma bafouille, le diable est dans les détails, donc il faut qu’on puisse voir les choses. Et ici c’est parfait, tant le contour des éléments ressort, permettant en un clin d’œil de capter tout ce qui trame lors de la mort d’un passager. La violence frontale de certains décès passe ici comme une lettre à la poste, et l’on ne manquera pas de voir le manche d’un couteau dépasser de l’omoplate du pauvre bougre caché dans un coin de la cale.
Là aussi, Lucas Pope a mené sa barque à bon port et pour moindre frais. On se surprend plus que de raison à contempler des tableaux macabres qui nous immergent dans l’horreur des derniers instants de l’Obra Dinn. Puis une fois la stupeur du spectacle passée, on ira fouiller tous les recoins d’une de ces scènes à la recherche de la petite bête (tiens, ce mec là planqué derrière un meuble à laisser tomber sa ventouse, c’est sans doute lui le plombier). Bref, les graphismes, en plus de proposer quelque chose d’original, arrivent à être beaux, et surtout servent le gameplay à merveille. Mesdames et messieurs, c’est comme ça qu’on fait un bon jeu (entre autres).
On fera une mention discrète à la musique qui sait alterner entre moments de tensions, envolées joviales et fièvres d’aventure. C’est pas primordial, mais ça m’a quand même fait plaisir de voir que rien n’est bâclé, tout est peaufiné.
Gameplay : check. DA : check. Quid de la narration ?
Le scénario est en soi assez simple, mais son intérêt réside dans son montage. Car, on aurait pu y penser avant, le premier cadavre que l’on trouvera ne sera pas forcément la première personne morte durant la traversée. Eh oui ! Du coup, la chronologie des évènements sera confuse, et cela entraînera tout un tas de questionnements sur les tenants et aboutissants d’une décapitation ou des comportements étranges de certains personnages. Pensez Pulp Fiction, qui lui aussi serait bien moins intéressant d’un point de vue scénaristique s’il n’était pas monté tel qu’il l’est. Mais à la différence d’un film, on peut, et il est même fortement conseillé, revoir chaque scène individuellement et dans l’ordre qu’on le souhaite. Et donc repasser le fil des évènements dans l’ordre chronologique et découvrir une foultitude de détails qui paraissaient jusqu’alors insignifiants (que ce soit dans la narration ou dans la résolution des énigmes). Tout est mis sous une lumière différente une fois chaque scène contextualisée.
On s’implique donc dans la narration d’une façon organique, tant est si bien que l’on finit par avoir de l’attachement pour ou de la haine envers certains malheureux qui n’ont qu’une destinée : se faire tuer. Et ceci quand bien même ces sombres héros de l’amer n’auraient pas de lignes de dialogue (sachant que celles-ci sont globalement assez brèves et rares). Car on a vu au travers de la cinquantaine de scènes différentes évoluer ces personnages, qu’ils soient eux-mêmes au centre de l’action ou bien à l’arrière-plan. N’est-ce pas fantastique ? On n’en demandait pas tant d’un jeu si modeste, et pourtant il nous comble sur tout ce qu’il a à offrir.
Conclusion
La Sainte Trinité (le mec s’appelle Pope, hihi) Gameplay-DA-Narration est maîtrisée de bout en bout, je serais donc bref. Achetez Return of the Obra Dinn, passez-y de merveilleuses heures, et soyez heureux qu’il existe l’indé pour nous offrir des expériences aussi hétéroclites : un jour un enquêteur sur un bateau, demain un cafard dans un labyrinthe sous-terrain, qui sait ce que nous réserve l’avenir ? Une oie qui doit s’infiltrer dans des jardins ?
P.S. : Alors, vous avez réussi à résoudre le meurtre de cette critique ? Si oui bravo, vous avez gagné le droit d’être le premier à mettre un commentaire qui donne la solution !
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le 23 oct. 2019
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