En 2004-2005, World of Warcraft crée la sensation et lance le summer of love du MMORPG : des millions de jeunes gens convergent vers des serveurs vite débordés, tels des hippies sur Haight-Ashbury. Les nouveaux convertis découvrent les communautés virtuelles, des groupes se forment spontanément, il règne durant quelques mois une solidarité qui pousse aux dons et à l'entraide. En 2007, the Burning Crusade popularise les drogues dures : le raid, le farming de réputation deviennent accessibles au plus grand nombre ; les joueurs goûtent les joies du psychédélisme des nombres et de la défonce du loot dans des décors violets, plantés de champignons géants et de failles cosmo-temporelles. En 2011, avec Rift, la culture populaire MMO en est au moins à sa période glam.
Oubliée la direction artistique très flower power de World of Warcraft, Trion Worlds a choisi une esthétique à la fois plus glitter et plus sombre, un rien vulgos mais efficace. Rift emploie certes le vieillissant moteur Gamebryo, mais tant le nombre de polygones que les multiples effets employés impressionnent, d'autant que les performances sont plus que correctes. Ce qui marque le joueur dès les premiers instants, c'est à quel point tout est poli, pensé, raffiné par les années de pratique. Les premières heures de jeu constituent un tutoriel implicite, très dirigiste dans la mesure où les donneurs de quête se passent le personnage, comme s'il s'agissait d'un produit à assembler sur une chaîne de montage.
Si Rift semble bien parti pour être un des premiers vrais succès du genre depuis l'apparition de Blizzard sur le marché, c'est peut-être que les développeurs de Trion ont compris où en était la culture MMO contemporaine : en pleine période glam héroïne. Finis les idéaux collectivistes du summer of love (sur Kirin Thor, serveur RPG francophone, côté Horde, tout le monde s'appelait « frère »), les joueurs junkies de sensations virtuelles veulent aller droit au but : du levelling froid, brut, efficace.
En 2005, mon premier personnage crée dans un monde persistant était un chasseur tauren, grosse brute pacifiste, accompagné d'un chat géant et d'un fusil. Quelle naïveté, j'avais tout à apprendre, mon rôle dans un groupe, comment se repérer dans ce monde gigantesque, comment discuter et entretenir des relations avec ces milliers d'autres joueurs, comment éviter les mauvaises rencontres. Je me souviens encore : les frissons en arrivant à Orgrimmar la grande ville, la première instance un rien intimidé par le rythme effréné des pulls successifs à faire (pourtant ce n'était que Ragefeu bon sang , à peine un donjon, une promenade de santé !!), les premières bagarres autour de la Croisée...
En 2011, comme des millions de joueurs dressés par des années de pratique, je suis une machine à quêter d'une efficacité redoutable. J'enchaîne, je pense DPS et efficacité des soins, j'optimise, je racle les moindres recoins du système. Je veux mon fix de loot et d'xp, pas de questions, pas d'histoires, pas de blabla. Rift l'a bien compris. En une demi-douzaine d'heures qui m'ont été nécessaires mener un clerc au niveau 13, je n'ai pas eu besoin de lire plus d'une ou deux quêtes. Je les attrape chez des donneurs marqués sur la carte, je suis la flèche, je bats quelques monstres et je m'en vais vers la prochaine destination. Le modèle du Diku dans sa plus nue expression. L'équivalent du très populaire addon Questhelper, l'autopilote de World of Warcraft, est inclus dans la version de base de Rift.
Si le confort de jeu en est accru, les premiers contacts en sont quasiment éliminés. Pourquoi faire tourner s'il y en a à profusion pour tout le monde ? Le chat de la zone de départ est presque vide, encore que celle-ci soit plutôt peuplée. Les joueurs se buffent mutuellement, sociabilité minimale du MMO, mais cela ne va guère plus loin, chacun reste dans sa bulle, que ce soit la solitude devant l'écran ou le cadre douillet du chat de guilde. Reste alors le système des quêtes publiques, inspiré de Warhammer online mais rendu dynamique par l'apparition de rifts, ces portails vers une autre dimension qui donnent naissance à des armées d'affreux envahisseurs. Les joueurs de la zone ont alors tout intérêt à se réunir pour repousser la menace, qui risque fort si personne ne s'en occupe, de bloquer temporairement certaines quêtes. Je me suis ainsi retrouvé groupé d'un seul clic avec d'autres joueurs le temps de fermer une ou deux de ces brèches, et même une fois de combattre un boss relativement antipathique. J'ai alors fait de mon mieux pour soigner les membres du petit raid afin d'assurer la victoire et la récompense.
Le seul souci, c'est que tout cela a été fait sans jamais échanger un mot avec les autres joueurs. Le MMO a irrémédiablement passé le stade de l'innocence. Reste à savoir si, mis à nu, les dispositifs vont maintenir bien longtemps leur efficacité.
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