Quand j'ai commencé à lire Génération 4, en 97-98, le top aventure était alors dominé par un certain Spycraft, datant pourtant de déjà deux ans. Et malgré l'arrivée des Sanitarium, Discworld Noir, X-Files, cet étrange titre, qui évoque un peu Starcraft du haut de mon ignorance des jeux vidéo, restait toujours en haut. Et pendant les 20 ans qui ont suivi, je n'ai jamais vu personne parler de Spycraft. Ca m'a toujours intrigué. Qui es-tu, ô mystérieux et obscur chef-d'oeuvre présumé ?
Spycraft appartient à cette famille de jeux sortis dans la grande folie du "CD-ROM" des années 93-96. Des financiers découvrent que le jeu vidéo, ça se vend très bien, alors ça les intéresse, mais ils n'y connaissent rien. Alors on leur dit qu'avec le CD-ROM, on peut mettre plein de vidéo dedans par exemple, et les films, ça ils connaissent : ils vont vouloir vendre du film interactif à papa et maman comme au fiston fan de Mega Drive. Ca donnera beaucoup de produits laids et peu jouables sur 3DO ou CDi qui, au final, ne contenteront personne. Le jeu d'aventure PC, lui aussi, y verra une opportunité et un progrès possible dès Myst et The 7th Guest et encore plus avec Under a Killing Moon.
Spycraft est un techno-thriller d'espionnage totalement ancré dans les années 90; le scénario, conseillé par des anciens du KGB et de la CIA (dont son ancien directeur William Colby, mystérieusement décédé pendant la production), va vous mettre dans le rôle d'un agent de la CIA plongé dans le chaos de la Russie de l'ère Eltsine, entre appétits politiciens, influence de la mafia et menace nucléaire. Les auteurs ont brodé sur cette toile un récit totalement fictif à base de candidat russe assassiné, d'armes expérimentales et d'association d'espions mercenaires, mais étonnamment bien écrit et structuré.
Quand j'ai lancé le jeu, je craignais que ce contexte, associé aux séquences FMV, ne l'aient rendu terriblement ringard. En dépit du fait que j'ai dû y jouer en VF (la VO n'ayant pas de sous-titres), les séquences vidéo ne sont pas si nombreuses que ça, et pas si mal réalisées, avec des acteurs méconnus mais professionnels, à l'exception de Charles Napier (Rambo 2) dans le rôle du supérieur du héros.
L'essentiel du jeu va se dérouler face à des décors fixes qu'il faudra souvent fouiller à la recherche d'indices, et d'outils informatiques plus ou moins fantaisistes mis à votre disposition pour les décrypter; on retrouve ainsi le légendaire "zoom & enhance" sur une photo mais aussi des interfaces nettement plus crédibles : photomontage, analyse audio, décryptage de messages codés, étude d'horaires d'avion...
On comprend vite que l'objectif de Spycraft est de nous immerger dans le rôle de l'espion, dans l'histoire, de nous faire sentir "être" James Bond ou un héros de Le Carré, et que toutes ses features tendent vers ce but, vers une optique de roleplay. L'aventure est fictive mais pleine d'éléments bien pensés qui la crédibilisent. Le fait de faire incarner les personnages par des acteurs réels y concourt. Les puzzles ne sont jamais très compliqués (nous faisant ainsi nous sentir très intelligent...) et favorisent la fluidité narrative. Les outils de résolution ne sont jamais utilisés plus d'une ou deux fois.
Pour parfaire encore l'illusion, Spycraft permet de se connecter, par l'ordinateur fictif, à des pages web réelles consacrées à l'univers du jeu. Une telle confusion, en 1996, aux débuts du web, avait sans nul doute un fort impact (In Memoriam ira au bout du concept). Aujourd'hui évidemment, non seulement ce n'est plus possible mais le charme n'agirait pas aussi fort, mais ce n'est qu'un détail.
On pourra reprocher au jeu sa brièveté (8 heures environ). Certes, son interactivité a été mise en service d'embranchements narratifs parfois très intéressants. Ainsi, vous aurez la possibilité de torturer, oui, torturer une prisonnière pour obtenir d'elle des renseignements; ou bien, si vous êtes un espion suffisamment compétent, vous n'en aurez pas besoin et vous obtiendrez les ressources pour faire pression sur elle "en douceur". Vers la fin du jeu, les impasses se font plus nombreuses, imposant la présence d'une sauvegarde proche. Au terme d'un épilogue assez précipité et où l'extravagant a tendance à prendre le dessus sur le réalisme, une double fin (une bonne, une mauvaise) se montre en revanche assez gadget, malgré sa démonstration un peu cynique.
On pourra lui reprocher de vouloir nous faire goûter un peu de tout. A force de multiplier les outils pour ne les utiliser qu'une fois, leur qualité s'avère inégale. Ils sont parfois un peu mal expliqués; certains sont malaisés à utiliser. D'autres sont fournis avec un luxe de détails qui seront inutiles à la progression et ne serviront qu'au décorum, nous faisant regretter de ne pas davantage s'en servir. La légèreté du jeu se retourne alors contre lui.
Enfin, on pourra lui reprocher ses trop nombreux bugs pour un jeu de cet âge et de ce style, à moins qu'ils ne soient dûs à l'émulation MSDOS. Plantages et fichiers sonores intervertis se succèdent et réfrènent malheureusement le plaisir de jeu.
Spycraft est en fait beaucoup plus proche des jeux narratifs contemporains à la Observation, Orwell ou Heaven's Vault que des jeux d'aventure à énigmes complexes de l'époque, même ceux en FMV comme Gabriel Knight 2, et y ajoute en plus un aspect cinématographique mieux réussi qu'un Phantasmagoria 2, qui renforce l'immersion. Cela en fait un titre assez unique qui s'adresse à celles et ceux qui aiment que les jeux leur permettent de se sentir "vivre" l'histoire. J'ai rarement eu autant le sentiment d'incarner le héros à part dans un titre comme Batman Arkham Asylum. Et même si certains éléments de la forme ont un peu trop vieilli pour le maintenir au panthéon du genre, sa proposition de fond très actuelle en fait toujours aujourd'hui une expérience remarquable.