Avec un lore aussi fourni que fascinant, le mode Histoire de Tekken 8 n’arrive pourtant qu’à réaliser une parodie de lui-même (cf plus bas, pourquoi aborder un jeu de baston par son mode histoire ?). Attention, un peu de SPOIL à venir.
L’écriture atteint un niveau abyssal de platitude : entre des dialogues écrits avec les pieds, des thèmes infantiles, un scénario très léger et incomplet et un manque d’originalité malgré des atouts mis en avant dès la promo du jeu (le retour de Jun, l’apparition de Reina), des flashbacks de dialogues inconséquents sur le pouvoir de l’amitié, des QTM inutiles et has-been… On ne sait plus très bien si cela vaut le coup de traverser les 15 chapitres de The Dark Awakens.
Si vous aimez les duels parricides, en revanche, vous avez frappé à la bonne porte : on joue le duel Jin VS Kazuya environ 40 fois, et cette confrontation thématique (« seul le pouvoir compte » VS « je veux protéger ceux que j’aime ») s’incarne à renforts tout aussi manichéens de transformations absurdes, qui de plus en plus Devil, qui de plus en plus Angel. Attention, je ne nie pas une certaine jouissance là-dedans, ni un certain plaisir devant les cinématiques qui parsèment les chapitres et qui sont quand même sacrément bien foutues ! Mais cette « nouvelle rivalité » (…ce n’est pas moi qui le dit, c’est le site de Tekken 8) est une preuve de l’essoufflement narratif de l’équipe. (L'avantage : on ne se lassera jamais de ces sourcils EXTRÊMEMENT FRONCÉS)
Que Jin soit le personnage principal de la saga et que tout le monde lui lèche les bottes, passe encore, c’est le jeu. En revanche, qu’on parvienne à lui donner aussi peu de charisme tout en choisissant de prendre en l'otage l'intrigue à son bénéfice, forçant ainsi les joueurs à l’interpréter pendant autant de combats redits (…surtout lorsque l’on aime pas son gameplay), ça frôle la torture — d’autant que, comme les deux précédents opus, le mode Histoire jette à la poubelle les deux-tiers du roster, osant tout juste donner (grand prince !) des rôles de figuration à quelques têtes de proue, quand même... Même constat pour le King of Iron Fist Tournament : ah oui, c’est un tournoi à la base ! Alors que Tekken 6 blacklistait totalement le tournoi, Tekken 8 fait au moins l’effort de l’intégrer avec quelques choix de tableau (de manière malheureusement trop anecdotique).
Quant aux épisodes alternatifs par personnage, l'amélioration est notable par rapport au précédent opus grâce à des cinématiques plus étoffées. Malheureusement, on rame à retrouver le niveau des opus PS2 qui offraient des fins non-canon à ces nombreux personnages ici un peu trop facilement relégués à l'arrière-plan, ainsi que d'appréciables incises narratives au fil du tournoi... Ben nan, ici, all eyes on Jin (le palmarès des tournois tekken, c'est celui de la Ligue 1 sur la dernière décennie.)
En somme, Tekken 8 fait exactement figure d’épisode-filler pour la saga — comme en témoigne notamment le cliffhanger final —, sans doute le temps de digérer la mort du patriarche Heihachi... sauf qu’avec un jeu qui sort tous les 7 ans en moyenne, ça frôle l’enfumage.
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Alors pourquoi critiquer un jeu de combat en le prenant par son Histoire, alors qu'on a davantage tendance à l'évoquer par son tenant compétitif et sa technicité pure ?
Parce que selon moi, outre ses qualités 'matérielles' (graphismes et gameplay), c’est la substance narrative qui permet de maintenir dans le temps un saga comme Tekken. Cela passe par le chara design, par le background des persos et leurs motivations à participer au tournoi, par la multiplicité des points de vue, par le récit filé des amitiés et des rivalités, par l'évolution globale de la 'grande histoire' et notamment ici de la lignée Mishima... Alors oui, certes, on n'a pas à attendre d'un Tekken ou d'un Gran Turismo le même travail scénaristique dans un RPG. Mais c'est tout ce lore, à première vue insignifiant pour un jeu de combat, qui a conféré et renouvelle la puissance vidéoludique d'un jeu qui, à moins d'une grave erreur, ne peut plus perdre de terrain sur sa partie 'combat pur'.
On pourra objecter que je fais la fine bouche nostalgique et que je m’extasierais par comparaison devant des « modes Histoire » qui n’offraient pas le dixième du contenu ci-présent : l’équivalent dans Tekken 1 à 3, qui m’ont beaucoup marqué, c’était une dizaine de lignes dans le livret du jeu et une minute de cinématique muette à la fin du mode Arcade… Oui, mais en montrant moins, ces premiers jeux créaient du mystère et fabriquaient ainsi du mythe, ce qui a pu être le cas dans Tekken 7 avec l’exhumation de Kazumi et les dilemmes d’Heihachi, bien plus qu’avec cet espèce de combat de coqs réchauffé au sein d’une guerre mondiale qui a perdu de sa saveur au fil des opus.
Les épisodes 4 et 5, par exemple, proposaient à la fois une inventivité formelle dans les modes narratifs de Tekken, tout en conservant une partie de ce qui conférait aux premiers opus leur magie sombre. Dans Tekken 8, on dirait qu’à vouloir trop en faire, la DA a oublié l’intérêt absolu d’une bonne écriture scénaristique, d'une bonne exploitation du lore. Et c’est bien dommage.
Du reste, l’utilisation de l’Unreal Engine 5 apporte certes une jolie patte graphique, sans que ce soit révolutionnaire par rapport à un opus sorti il y a… 9 ans ; on dira peut-être que j'ai de la boue dans les yeux, ce qui n'est pas faux car je ne suis pas extrêmement réceptif aux améliorations graphiques en général : tant que les mécaniques de jeu sont excellentes, on se passe de photoréalisme. Photoréalisme que, d'ailleurs, Tekken 8 ne cherche qu'à moitié, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur : les combats restent dynamiques, c'est globalement très bien animé, les effets lumineux sont peut-être un peu trop présents mais plutôt jolis, les effets ambiants sont efficaces. Le pire : C'est quoi ces corps ? D'accord, un choix plastique revendiqué. Mais la quasi-totalité des persos masculins est construite sur le même modèle : des barraques à frites avec des pecs de la taille d'un airbus (y compris les persos qui étaient censés être sveltes et rapides, comme Law ou Lee), tandis que les persos féminins sont à l'inverse des archétypes de minceur. Ennuyeux.
Ah oui, et l'OST est dégueulasse. Heureusement, la DA s'en est rendu compte et nous a offert un petit mode Jukebox permettant de remplacer cette cacophonie par les OST des tekken de notre enfance (qui sont parfois tout aussi cacophoniques), ce qui est plutôt sympa. En parlant du son, la plupart des doublages sont très chouettes, l'intégration de multiples langues n'est pas nouveau mais toujours agréable (bien que surprenant lorsqu'on suit une conversation parfaitement fluide entre des japonophones, un·e germanophone et un francophone), et... et... Vincent Cassel qui double le freshman Victor Chevalier ?! Quelle merveilleuse idée... Malheureusement, ça sonne très mal, comme s'il avait été forcé de doubler très mécaniquement des répliques très écrites sur des animations de bouche déjà faites. (Clin d'œil également à Azucena, une productrice de café aussi stylée qu'INSUPPORTABLE)
Quant au gameplay, je laisserai parler les joueurs de rang. Pour ma part, joueur 'loisir' depuis vingt-cinq ans à peu près, j’y retrouve le plaisir dense et technique des combats, la capacité de prendre très vite en main un perso avec toutefois un scaling important, des ajustements bien sentis (sur la fenêtre temporelle de throwbreak, la pesanteur des personnages et l’équilibre de certains combos) et des petites nouveautés comme le mode Heat, qui dans le sillage des Rage Art est peut-être un peu 'casu' comme dirait l'autre, mais bon pourquoi pas. Impossible, évidemment, de refondre totalement le gameplay, car Tekken est Tekken — ce qui donne, sur l’ensemble, une note en demi-teinte et le constat suivant : Tekken 8 n’est pas une révolution. C'est un très bon jeu de baston, agréable pour les yeux, qui a de beaux jours compétitifs devant lui, mais qui a sans doute perdu en route une partie de sa matière. Excellent pour animer un salon, Tekken a délaissé ses forces offline.