Lettre à Ellie
Ça fait quatre jours, moins de quatre-vingt-seize heures, et je ne m'en suis toujours pas remise. Oui, j'ai peur, parce qu'il faut que j'écrive à quel point j'ai aimé The Last of Us. Je dois,...
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le 26 août 2014
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Jeu de Naughty Dog, Neil Druckmann, Bruce Straley, Gustavo Santaolalla, Troy Baker, Ashley Johnson, Annie Wersching et Sony Interactive Entertainment (2013 • PlayStation 3)
La mort de Sarah durant la séquence d'ouverture ne m'a pas du tout attristé. Quand je discute avec d'autres joueurs et que je dis ça, on me regarde avec des gros yeux. Car la mort de Sarah est triste, c'est un fait. Si vous ne pleurez pas, c'est que vous êtes sans cœur.
Je me suis donc posé la question devant tant d'incompréhension. Pourquoi donc cette insensibilité, moi qui en plus suis la plupart du temps facilement touché par ce genre de scène ? Quel élément a bien pu tant émouvoir les gens, mais m'a laissé de marbre ? Et par extension, sur quels critères juger de la réussite d'un jeu vidéo, en tant que jeu vidéo ? Je pense qu'une partie de la réponse se trouve dans le rapport qu'entretien le jeu vidéo avec d'autres médias artistiques, et un particulier le cinéma. La comparaison du jeu vidéo avec son grand frère spirituel reste en filigrane de beaucoup de discussions le concernant.
Prenons l'exemple de David Cage. Pour le directeur artistique du studio Quantic Dream, le jeu vidéo n'est qu'un moyen d'élever le cinéma au niveau supérieur, un média qui permettra au joueur, en quelque sorte, de réaliser son propre film. Cette prise de position réduit donc le jeu vidéo à un film interactif. Prise de position dont on peut se moquer de façon superficielle (« X to Jason »), mais qui reste représentatif d'une vision du jeu vidéo qui ne fera, sur le long terme, que le desservir.
La pérennité de la dimension artistique dans un média quel qu'il soit ne peut s'effectuer que par la prise en compte des spécificité du dit média pour transmettre des émotions. Par exemple, l'appréciation artistique d'un film ne peut se réduire au jeu des acteurs et au scénario, comme c'est d'ailleurs trop souvent le cas. La valeur ajoutée du cinéma par rapport au théâtre est l'utilisation de la caméra, nouvel outil que l'on peut utiliser pour transmettre une histoire. Les techniques d'utilisation de l'image et du cadre imposées (ou créées) par ce nouvel outil (le travelling, le hors champ, les techniques de montage, le champ contre-champ en plongée contre-plongée, ou que sais-je encore) permettent en elles-mêmes de faire ressentir des émotions au spectateur ; le jeu d'acteur, les dialogues, ou encore la musique ne viennent qu'en complément appuyer ces émotions. Un bon film avec un mauvais jeu d'acteurs n'est pas quelque chose de vraiment rare.
C'est pour cela que la vision du jeu vidéo comme « film interactif » ne peut pas être bénéfique à sa dimension artistique, c'est-à-dire à la transmission d'émotions au joueur. Si l'on se penche sur la spécificité du média « jeu vidéo », on remarque que les éléments innovants et propres à lui sont le gameplay et les mécaniques de jeu, qui doivent être les éléments centraux utilisés pour toucher le joueur. Dans Ico, la force avec laquelle le joueur ressent la relation qui se façonne entre Ico et Yorda durant les 5 heures que dure le jeu est entièrement due à ce gameplay si spécifique et maintes fois commenté. La beauté des décors et les prouesses graphiques, même si également époustouflantes, sont secondaires. Dans Journey, c'est une redéfinition complète du concept de jeu multijoueur qui vient sublimer l'utilisation du « chant », élément central du gameplay du jeu. Une fois encore, les décors absolument magnifiques sont secondaires dans l'expérience vidéoludique.
La séquence d'ouverture de The Last of Us (et par extension, le jeu entier) échoue à prendre en compte cette spécificité du média. Le fait de contrôler le personnage de Sarah au tout début de la séquence était une bonne idée, mais une cinématique, même vaguement interactive, reste une cinématique, et ne pourra jamais remplacer un gameplay innovant, ou même simplement réussi. Le semblant d'interactivité dans cette séquence ne fait que frustrer le joueur qui s'attend à jouer et non pas à regarder une cinématique, et au final dessert le jeu.
The Last of Us ressemble par bien des aspects à un film. Le scénario est riche et prenant. L'univers visuel est admirable, les scènes en extérieurs notamment grâce à une lumière magnifique. Les personnages sont complexes et attachants (la plupart du temps d'ailleurs, grâce aux cinématiques et aux dialogues. L'IA des alliés est trop chaotique pour qu'un attachement puisse vraiment se former pendant les séquences de jeu/gameplay). Le rythme même du jeu, notamment dans la première heure, ressemble étrangement à celui d'un film : Après la scène d'introduction finalement peu dispendieuse de gameplay, on pourrait s'attendre à plus d'action vidéoludique. Mais il suis un écran titre annonçant que l'on a fait une ellipse de 20 ans, et le rythme retombe étrangement, pour ainsi dire cinématographiquement, pendant encore 15 minutes – et frustre d'autant plus le joueur qui vient déjà de se taper une cinématique longue comme un jour sans pain. Mais bon sang, si je veux voir un film je regarde un film, je ne joue pas à un jeu. D'ailleurs, je me suis surpris plusieurs fois à aller chercher un truc à grignoter pendant que je jouais comme je le ferais devant un film, pour me rendre compte qu'en fait ce n'était pas possible de manger tout en continuant à appuyer sur triangle pour que l'histoire avance. C'est même encore pire que des QTE à la David Cage, car les QTE de David Cage ont au moins cette particularité qu'ils influencent directement la suite des événements, et nous obligent à rester plus ou moins vigilant et concerné par ce que l'on fait. Ici, ce n'est même pas le cas, il n'y a pas d'embranchement dans l'histoire, tout est très linéaire.
Et puis le jeu est rempli de cinématiques. L'association QTE inutiles et cinématiques à répétition donne une expérience vidéoludique simplement horrible la plupart du temps.
Quant au gameplay, dans la quasi totalité du jeu hors combats, il est ultra répétitif. Bouger une échelle, pousser une palette, ramasser des objets… le tout sans difficulté aucune hein. Ça pourrait être un puzzle-game qui demande un peu de réflexion, mais non. C'est juste une enfilade de tâches rébarbatives et inintéressantes au possible.
En voulant créer une œuvre d'art en élevant un jeu vidéo au statut de film, les créateurs ont oublié qu'ils auraient pu tout aussi bien le faire en produisant un jeu vidéo.
Malgré ça, j'ai apprécié le jeu dans une certaine mesure. Pourquoi ? D'abord comme je le disais, l'histoire est vraiment bonne, et bien réalisée. La même chose en film j'aurais vraiment adoré (d'ailleurs, la même chose en film existe, c'est Les fils de l'homme et c'est magnifique). Graphiquement c'est époustouflant. Le nombre de détails et d'éléments uniques du décor dans chaque niveau, chaque rue, chaque pièce, est juste incroyable, et pour ça chapeau aux programmeurs.
D'autre part, certains éléments de gameplay sont assez intéressants pour être soulignés. Le plus évident reste le fait que l'on doit fabriquer ses kits de soins et armes en temps réel, ce qui ajoute au stress de situations déjà bien tendues. Ajouté à ça, plusieurs objets différents peuvent être fabriqués à partir de même types d'éléments ramassés, et il faudra faire des choix. Devoir choisir dans l'urgence, en temps réel, en risquant de se faire tuer pendant le processus, entre fabriquer un kit de soins ou un cocktail Molotov (deux options radicalement différentes, qui pourtant se fabriquent avec exactement les mêmes objets de base), rend la situation encore plus réaliste et prenante. (D'ailleurs, le fait de devoir utiliser un kit de soins pour se soigner, plutôt que d'attendre un peu que le personnage se soigne tout seul, est un élément appréciable en soi et malheureusement à l'opposé des tendances actuelles.) Dans le même genre, le fait d'avoir quatre armes maximum équipées et de devoir chercher une autre arme dans son sac si le besoin s'en fait sentir, encore une fois en temps réel, est un compromis vraiment bien foutu entre deux gameplays beaucoup plus courants. Celui que l'on trouve dans la plupart des FPS avec toutes les armes à disposition immédiatement, pas très réaliste ; et un autre type de gameplay plus courant dans les RPG, où on ne peut emporter qu'un nombre limité d'armes, pas très fun dans un jeu de type FPS/TPS, d'autant plus quand la progression est très linéaire comme ici.
J'ai également beaucoup aimé toute la partie où on contrôle Ellie. D'une part parce que je préfère son personnage à celui de Joel. Ensuite, le gameplay des combats, bien que familier ce qui réduit au minimum le temps d'adaptation, est légèrement différent de celui de Joel et bien plus rigolo à mon avis. Et puis, le combat final contre David est super et très intense, d'autant plus que l'IA est, pour une fois dans le jeu, vraiment futée.
Enfin, la scène du cerf est probablement la plus belle du jeu, elle intervient après un climax assez violent et son calme absolu est le bienvenu. C'est aussi la première scène où l'on contrôle Ellie, et le rythme est parfait pour faire connaissance avec les spécificités du personnage, tout en s'inscrivant avec douceur dans la trame du récit. Il est à noter également qu'alors qu'aucun animal sauvage n'attaque jamais les protagonistes (et que les interactions pacifiques avec la faune du jeu sont légions), c'est même finalement nous joueur qui, dans cette scène, nous attaquons à la nature. Et c'est avec un petit pincement au cœur que l'on doit rompre l'harmonie majestueuse de ces bois enneigés. Pour un propos similaire, je trouve même cette scène plus puissante que la très démonstrative scène des girafes, et peut-être la seule du jeu où le gameplay en lui-même est utilisé avec justesse et pertinence pour servir un propos et toucher le joueur.
Créée
le 18 mai 2015
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