Si Ocarina of Time était un épisode canonique versant dans le classicisme jusque dans ses perfections à la clarté ahurissante, ce second opus de la Nintendo 64, nous revenant dans un portage retouché de belle façon sur 3DS, en est une déclinaison à l'orientation pourtant radicalement opposée. Sans aller jusqu'au poncif du jumeau maléfique, il faut avouer que la différenciation de ce Majora's Mask confine le jeu dans un espace à part de la série Zelda. On pourrait presque juger celui-ci comme n'étant pas un Zelda mais un jeu original, dans sa philosophie tout du moins, dans sa conception d'un univers et dans les thématiques qu'il choisit, non pas d'étudier, car on reste dans un jeu ou toute réflexion n'est qu'effleurée et peu mise en avant, mais d'inclure au sein d'une aventure dont le gameplay est quant à lui traditionnel et né d'une recette désormais éprouvée.
Dans le monde de Termina il n'est point question de princesse à sauver, de la découverte d'un héros pourtant simple garçon/citoyen mais qui va évoluer au fil d'une quête contre des forces maléfiques ; ici il est question de fin du monde comme dans bien d'autres jeux vidéo mais la cause de cette destruction imminente n'acquiert pas d'importance dans le récit minimaliste, le mauvais esprit qui habite le masque ne sert qu'à révéler la profonde détresse humaine et la solitude d'un être qui se sent abandonné et qui cède sa volonté à un pouvoir qui l'isole encore plus mais lui confère une importance qui, trompeusement, lui donne une impression d'exister dans un monde étranger et d'avoir un pouvoir sur ce monde, d'en faire partie intégrante, peu importe la manière.
Le personnage de Skull Kid est le déclencheur de l'intrigue et de l'action, mais n'est pourtant pas l'unique bourgeon d'un univers foisonnant. Ainsi les personnages peuplant Bourg Clocher et plus globalement le monde de Termina amènent le récit à s'étoffer en ajoutant chacun une petite touche qui nous fait prendre en considération les évènements affectant leur vie. Et de l'influence plus ou moins relative de la fin du monde imminente sur leurs actes, leurs décisions. Ainsi les ouvriers et les soldats se disputent sur ce qu'il convient de faire concernant le chantier de la tour du carnaval et plus généralement sur la poursuite des festivités à l'orée d'une fin du monde semblant inévitable ; faut-il poursuivre l’œuvre en cours comme si de rien n'était, vivre sa vie malgré l'achèvement programmé ou bien fuir se mettre à l'abri, faisant mine d'ignorer qu'il n'y a nul protection possible contre la fin d'un monde. C'est au fond posture contre posture. Et l'on pourrait s'arrêter ainsi des heures durant sur la plupart des habitants de ce lieu irréel, du facteur réalisant la fatuité de sa volonté inébranlable de poursuivre son travail et rendant son tablier (ou plutôt sa casquette) en passant par le couple d'amoureux qui s'acharne à se retrouver pour mieux terminer ensemble une existence commune qui aura été éphémère. Oui il y a quelque chose de profondément triste dans Majora's Mask.
Et puis comment ne pas aborder même succinctement le cas de Link, dont on pourrait imaginer ici une espèce de purgatoire le concernant, théorie largement répandue et pas infondée. Comme un Dante vidéoludique, c'est dans une sombre forêt que débute son périple (mais ici de manière non imagée, encore que !) et l'on peut décemment croire qu'il arpente Termina dans un entre-deux mondes, entre la vie et la mort, en témoignent de nombreux indices (le marchand de masques, les considérations des enfants sur la lune...), monde dans lequel il doit sauver les autres et s'affranchir de la solitude qui l'accompagne depuis les évènements d'Ocarina of Time. Les interprétations peuvent être nombreuses et démontrent la force d'un jeu qui sait créer de l'émulation autour de son scénario sans forcément le mettre en avant.
On réalise donc ce qu'apporte ce Zelda à la saga, qui à travers cet univers riche, multiplie les quêtes annexes de qualité mais perd peut-être un peu de souffle épique et de cette qualité mécanique qui forçait l'admiration dans l'opus précédent. La faute à un nombre de donjons bien trop restreint, manque d'autant plus cruel que leur qualité est indéniable, notamment pour les deux derniers ; ainsi qu'à une séquence de fin autant déroutante que décevante. Ce point mérite que l'on s'y arrête un tant soit peu ; si l'arrivée sur la plaine verdoyante et baignée de lumière avec en objectif identifiable immédiatement un arbre massif et central crée un effet saisissant, si les réflexions et les questionnements des enfants prenant des allures d'aphorismes un poil mystiques ou en tout cas mystérieux mettent le joueur dans de belles dispositions, la suite des évènements le fait redescendre sur terre et l'ascenseur émotionnel fonctionne dans le mauvais sens. Il s'ensuit en effet un combat contre un boss anonyme, expédié en deux minutes pour peu que l'on ait l'équipement adéquat, dans une salle quelconque. Pas mémorable pour deux sous, nullement épique, ce combat de fin est sans doute l'erreur ultime de ce Zelda, même si la scène qui s'ensuit rattrape un peu le coup.
Moins bien huilé, un peu agaçant, moins parfait que son modèle d'antan dont il s'affranchit avec audace, Majora's Mask se montre peut-être plus attachant, en tout cas plus mélancolique et incitatif à sortir le joueur de sa condition pour mieux l'attirer dans un univers étranger. Un univers sur le point de mourir.