Critique publiée à l'origine sur le site Etoile-et-champignon.fr
On entre dans The Medium par une première demi-heure captivante et quelques lieux magnifiques, un appartement vieillot, la cour pavée d’un immeuble, un funérarium lugubre, cadrés par une caméra qui glisse comme les travelings d’un film de Shyamalan : de quoi nous faire espérer le maintient de cette belle atmosphère, chargée d’inquiétude et de mystère. Le jeu bouclé, quelque chose aura bien survécu de cette première intensité – on y revient -, mais on peinera hélas à retenir de l’histoire plus que son résumé : notre héroïne, une certaine Marianne, peut communiquer avec les morts et basculer dans leur monde, une version déliquescente et morbide de la réalité. Les âmes errantes lui apparaissent alors sous les traits de fantômes portant un masque blanc, figé dans une dernière expression ; une vision qui nous deviendra familière lors de l’enquête médiumnique qui s’ensuit, dans les ruines d’un complexe hôtelier cerné par la forêt et les démons de l’Histoire.
Au delà de ce pitch, on a souvent perdu le fil de ce qu’on cherche à nous raconter. Une histoire de « familles à problèmes », d’enfance traumatisée sublimée par le fantastique ? Ou bien les horreurs de 39-45 évoquées à demi-mots, et dont le leitmotiv ténu a largement le temps de se dissiper sur la durée d’une partie ? Quid également de cette évocation de la classe ouvrière polonaise, dont on visite un lieu de vie sans que jamais sa représentation ne s’affirme ni dans le décor, peu marqué par les traces de son occupation, ni dans le scénario lui-même, vite replié sur ses petits enjeux pyscho-familialo-fantastiques ?
Non content de filer tous ces lièvres à la fois, le jeu se raconte d’une façon emmêlée et brouillonne, nommant des faits et personnages du passé qu’il tarde à nous montrer, ce qui n’aide pas du tout à suivre ses enjeux. Cette présentation maladroite fait plus d’une fois « sortir » de son histoire, notamment vers la fin où la confusion narrative se redouble d’un symbolisme pataud, évaporant une large part du mystère initial… et pourtant, on a continué à trouver captivante l’exploration de ses lieux qui conservent, eux, leur part irréductible de mystère même quand le scénario s’en est complètement éventé, et qui deviennent pour nous l’attraction principale.
Car un jeu narratif raconte toujours deux histoires, celle écrite et balisée de son script, et une autre plus ouverte, qui émerge de la pratique même. A ce titre, The Medium est un cas d’école de l’écart possible entre les deux : une histoire y laisse bien son empreinte, mais pas celle qu’il a cru nous raconter. Celle qui reste, c’est celle de notre expédition aux airs d’urbex, celle qui émane du simple fait de se trouver en présence de ses décors, de les regarder, d’y interagir par le biais d’énigmes. C’est par le bord de cette histoire que le jeu nous a « gagné », donc par ce qu’il nous a donné à jouer de plus immédiat et de plus simple, en amont de tout son fatras narratif : quelque chose comme un mélange de point n’ clic, de simulateur de promenade et de survival horror aux effets de peur légers mais présents – quelques rares monstres surgiront en effet pour faire monter la pression, dans une poignée de séquences de fuite et d’esquives à pas de loup jamais bien méchantes ni bien longues -.
Le reste du temps, on le passera à résoudre des énigmes assez simples dans l’esprit des survival japonais, auquel The Medium ajoute son gimmick de mondes dédoublés, notre héroïne faisant les mêmes gestes et déplacements synchronisés dans les deux plans (matériel et spirituel) en split-screen. Ce principe est plaisamment exploité lors de parcours entravés dans le « réel » – par une porte fermée, un escalier détruit… – que l’on contournera en se « décorporant » pour évoluer dans le seul plan spirituel et de là, débloquer la situation. Ici comme ailleurs, les énigmes sont à leur meilleur lorsqu’elles s’appuient sur l’environnement et les modifications que l’on y fait : on pense à ce puzzle qui nous fait manipuler une maison de poupée pour produire des nouveaux raccords d’espace dans le monde de jeu, où à ce chapitre final qui mêle vidage de cuve et déplacement sous tension. Mais l’essentiel, on y revient, tient toujours moins à ces énigmes, jamais bien substantielles, qu’à ses phases de pure déambulation qui nous laissent seuls face au décor, dans une forme d’état premier de l’interaction.
C’est en effet lors de ces promenades que le jeu déroule ce qui nous semble son vrai projet : celui de nous baigner dans des atmosphères et des sensations de lieux, comme savent le faire les meilleurs survival horror. Ce sillon que creuse The Medium, on le connait, c’est celui d’un décor expressif, chargé de tension, vecteur d’émotion par sa configuration, sa composition visuelle, ses lumières : c’est le sillon d’un Alan Wake, auquel on pense forcément en parcourant la forêt bruissante et frémissante autour de l’hôtel ; c’est, évidemment, celui des excellents Silent Hill, qui prêtent leur compositeur Akira Yamaoka pour deux ou trois musiques, et auxquels The Medium est un clair hommage jusque dans son idée d’infra-monde décrépi. Ce sillon, The Medium le creuse, de façon peut-être un peu moins ambitieuse que ses modèles, par un projet d’artistes plutôt que de game-designers ou de scénaristes - ne leur en déplaise - : son efficacité première est de nous ancrer dans un lieu, de nous le faire éprouver par le regard et le déplacement, quitte à prendre le long détour obligé d’un scénario, par conventions. En cela, le projet est accompli.
Comme dans d’autres bons jeux d’Europe de l’Est (la Bloober Team est basée à Cracovie), on a en outre été séduit par ce qu’on pourrait appeler la perméabilité de son décor au réel, qui s’infiltre par toute une série de touches visuelles : la lumière blanche et tranchante en extérieur, une collection de textures bluffantes de matérialité, certains arrangements très précis de l’espace – un appartement, un escalier, un couloir -, où l’on sent affleurer de vrais bouts de Cracovie, de ses environs, de ses atmosphères. Cette prégnance de paysages de l’Est faisait déjà le charme inhabituel des souterrains des Metro, des plaines irradiées de Stalker ou de la campagne minière de Silent Hill Downpour (jeu du feu studio tchèque Vatra Games, et cousin germain de The Medium) ; on la retrouve ici dans les environnements les plus réussis : une forêt touffue au parterre chaotique de branches et de feuilles, un grand hôtel à l’état de ruine minutieusement composée, et tout le premier chapitre dans Cracovie même, épatant de précision froide et crue. Si The Medium laisse une empreinte, et se laisse parcourir avec tant de plaisir malgré ses errements narratifs et ses passages moins réussis (il y en a), c’est bien pour toutes ces « sensations de décor » qui conservent, elles, leur entêtant parfum de mystère et leur percutante matérialité.
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