Avant d’entamer le vif du sujet j’aimerais donner un peu de contexte. Faire un petit tour d’horizon de l’état actuel de la pègre japonaise et voir ainsi dans quelle mesure le jeu qui nous intéresse s’y insère. A savoir qu’entre le moment ou Yakuza premier du nom sort au Japon (c’est-à-dire en 2005/2006) et aujourd’hui, le milieu japonais a quand même beaucoup évolué parallèlement à ce qu’on continue de voir dans la saga.
Le nombre total des Yakuzas du pays a été divisé par 6 en 60 ans et s’est réduit de trois quart ces dix dernières années (tout en continuant de baisser), leur pyramide des âges s’est complètement inversée (il n’y a plus que des vieux) et les gangsters ne peuvent plus faire un seul pas sans que la police ne leurs tombe dessus (cela peut aller jusqu’à l’interdiction de faire un crédit pour acheter une maison ou une voiture). De plus ils sont rongés par des luttes internes justement dues aux pressions qu’exerce sur eux la justice, luttes qui ne cessent de les affaiblir. En gros les bandes de gangsters tirés à quatre épingles qui paradent au beau milieu des quartiers chics c’est désormais de l’histoire ancienne. Une évolution bien démontrée dans la récente filmographie d’un Kitano par exemple (Ryuzo 7) mais qui peine encore à suivre chez le Studio de SEGA qui à l’inverse persiste dans cette imagerie pré-éclatement de la bulle des clans yakuzas tout puissants. La NHK a récemment sorti un reportage très intéressant (d’où je tire en partie ces infos) sur cette situation ou la mafia traditionnelle se réduit comme peau de chagrin pour être peu à peu remplacée par une criminalité plus diffuse, plus jeune, moins codifiée mais plus violentes : les Han-gure (un état des lieu bien plus réaliste et proche du réel que les délires fantaisistes d’un Louis San, qui dans ses fantasmes post-adolescent confond phénomène de société avec délinquance et criminalité…). La nature ayant horreur du vide, ce sont désormais les loubards encanaillés qui font la loi (bien que ses taux de criminalités ne soient évidemment pas ce qu’ils sont dans les autres pays industrialisés, l’idée notoire d’un Japon sans violence est un mythe). Probablement vrai à une certaine époque, le fantasme idéalisé du Japon bien tranquille s’efface lentement mais surement pour a terme ne devenir qu’un lointain souvenir selon les experts locaux.
Pour ce qui est de la pègre traditionnelle, on est passé des caïds qui ont pignon sur rue à un exotisme en voie d’extinction, sur le repli et traquées de tous les côtés par la police (qui se réveille enfin après un long sommeil de tolérance). Une réalité qui tranche radicalement avec ce que continue de nous vendre Toshihiro Nagoshi dans sa série ou les gangsters « tradi » sont omniprésent et aussi puissants que dans les années 60. Époque ou le contingent total de Yakuza rassemblait encore plus d’hommes que l’armée elle-même…
C’était donc le petit commentaire d’actualité histoire de recontextualiser. Revenons à Yakuza/Ryu ga Gotoku, qui reste une série géniale gravée dans les annales de l’histoire du JV. Série que j’ai pour ma part découvert dès ses débuts en 2005 sur playstation 2 à l’époque où elle était encore très obscure aussi bien pour les joueurs occidentaux que pour la presse généraliste. Série qui au fur et a mesuré s’est hissée parmi mes saga favorites. Dans cette course effrénée à la mise à jour, j’ai pu récemment boucler Yakuza 6 Song of life. Et autant ne pas tourner autour du pot. C’est l’un des meilleurs épisodes de la série. Si ce n’est le meilleur… (en attendant de voir de quel bois se chauffe le n°7).
Jusqu’ici on a toujours vu trois manières d’aborder un Yakuza. La première qui est aussi la plus commune c’est de le prendre comme un voyage dans un japon polygonné plus vrai que nature et de profiter de ses environnements (ici enjolivés par le nouveau moteur de SEGA qui fait des merveilles sur PS4Pro). Les quêtes annexes hilarantes et les nombreux mini-jeux dispersés un peu partout remplissent le titre à ras bord et servent toujours de marchepied vers ce sentiment grisant de tourisme virtuel. Malgré la redondance de la map et les années qui passent la formule fonctionne toujours comme au premier jour.
On peut aussi le prendre tel qu’il est c’est-à-dire comme un pur brawler à l’ancienne héritier des BTU arcade de SEGA (Street of Rage, Spike Out ,Shenmue etc). Y jouer juste pour se passer les nerfs sur les p’tites frappes en survet’. Un réel plaisir que d’encastrer digitalement la tête des voyous malpolis contre les trottoirs des rues de Shinjuku. Plaisir décuplé par l’évolution du battle système. Les combats n’en sont que plus fluides et percutants avec des enchainements à l’animation soignée pour un rendu plus vrai que nature puisque le nouveau moteur permet de donner plus de percussion dans les frappes. Rendant ainsi les joutes beaucoup plus brutales et immersives. M’est-avis que vous serez - comme moi – de grands adeptes de la course qui finit par un pointu de la santiag de Kiryu façon pénalty ou la tête des thugs remplace le ballon. Dommage qu’il n’y est finalement que très peu de techniques à débloquer : un des seuls défauts du jeu.
Mais moi j’ai toujours préféré et privilégié la troisième et dernière façon de rentrer dans un jeu Yakuza : Celle qui consiste à suivre un scénario bien ficelé qui cite avec panache les vieux films de yakuza des années 60/70 et toujours passionnants à suivre. Bien que pas toujours crédibles et qui s’engueule souvent avec les bonnes règles de la syntaxe narrative. Scénario qui dans la saga comme dans cet épisode 6 oublie par moment d’embarquer avec lui une dose de bon sens pour se lancer bille en tête dans le grand bain de ses intrigues alambiquées. Sa sincérité renforcée par la profondeur des thèmes convoqués étant là pour nous aider à lui pardonner ses errances d’écritures. Comme sur les précédents opus ce Yakuza 6 fait fit du contexte dans lequel il sort pour encore une fois ne s’adresser exclusivement qu’aux japonais dans une sorte de séance d’autocritique vidéonumérique. Rappelons que Ryu Ga Gotoku est l’une des premières sagas d’une telle envergure à pousser le réalisme de son univers au point d’accoler à tous ses personnages des vraies têtes d’asiatiques pour oublier - le temps d’une introspection digitalisée - les gros yeux humides et globuleux de coutumes incrustés sur des faciès occidentalisés et fantasmés par des chara-designers japonais aux obsessions douteuses (ce qui aura par la suite permis de renforcer l’immersion par l’introduction de véritables acteurs au casting). Les Japonais ressemblent enfin à des Japonais parce qu’après tout ce sont eux les premiers visés/concernés par ce qu’on y voit. Ce qui nous rendra à nous autres occidentaux l’expérience encore plus exotique, et par conséquent authentique et donc plus appréciable.
Du reste, Ce Yakuza 6 se lance dans un discours introspectif qui (pour la seconde fois après Naha dans le troisième opus) romantise un japon bucolique niché à l’extérieur des grandes métropoles, loin dans l’arrière-pays. Kamurocho n’est plus la vedette au profit d’Onomichi, petit bourg modeste de l’extrémité ouest du pays, la ou le temps s’arrête et ou rien ne se passe. Plus depuis ces funestes jours ou le visage du pays entier fut transfiguré à jamais. Du moins, en apparence seulement. L’occasion de panser les plaies pas encore totalement fermées d’un passé nostalgique qui s’incarne toujours dans certaines figures, figées, d’où il émane encore quelques relents conservateurs. Yakuza 6 est le jeu le plus réactionnaire de toute la saga (Petit risque de SPOILER :
en substance le fil rouge du scénario va consister pour notre ex-Yakuza au grand cœur à démêler une conspiration dont les ramifications remontent jusqu’au passé impérialiste du pays. Ainsi Kiryu et ses complices seront amenés à tirer la ficelle de la pelote de l’histoire pour faire remonter des abimes du temps les intrigues d’une mystérieuse société dont les collusions inavouables avec l’armée ont rejailli hors du temps pour éclabousser d’une tache sombre la jeune Haruka et son entourage des plus proche).
Les auteurs auront donc pris la décision audacieuse de traiter d’un des sujets les plus tabou du pays en choisissant comme lame de fond narrative d’aborder frontalement la séquence Militariste de l’empire du soleil levant, thème très peu abordé dans le JV pour des raisons évidentes. S’ajoutant à l’originalité du propos, le coup de génie du récit aura été de s’en approcher subtilement par le prisme des Zaibatsu, ses grands conglomérats industriels d’essence libéral qui à l’aune des années 20 auront mutées en devenant des entreprises semi-nationales ou para-nationales pour nourrir le complexe militaro-industriel japonais durant toute sa période expansionniste. Démantelées après la défaite de 45 pour causes de crimes de guerre, des groupes comme Kawasaki, Nissan ou Mitsubishi verront leurs lignes de production d’armements lourds reconditionnées en chaines de montages pour berlines, citadines ou motocycles qui sillonnent désormais nos rues.
En bref c’est un développement plutôt lourd et pour le moins singulier auquel nous avons affaire. Pourrait-on par exemple imaginer faire en France un jeu-vidéo sur l’OAS et Les accords d’Évian ?
Yakuza 6 Song of Lifre se permet lui de jongler de manière complètement décomplexée avec les sombres chapitres des archives nationales, archives dans lesquelles flotte encore le drapeau du soleil rayonnant. D’une banale (mais palpitante) histoire de course à la succession dans Yakuza 1, en passant par les externalités de la bulle immobilière des années 80 dans l’opus Zéro, Yakuza 6 en arrive à se détacher des considérations matérielles si prégnantes dans la saga pour prendre de la distance en s’extirpant du monde flottant et l’observer d’un point vu macro. Le monde de la pègre et les gangsters qui la composent sont ici plus humanisés que jamais, la chrématistique et le pouvoir brut sont pour la première fois relayés au second plan voir même entièrement absent des objectifs visés par les protagonistes. Une chose qui vient rafraîchir la série, elle qui s’engluait un peu trop souvent dans ses vieux poncifs rincés.
Sur cette épisode l’histoire se veut plus âpre, plus viscérale pour nous montrer que dans ce monde ou l’argent c’est du sang, la première ressource n’est plus le clan ni les hommes mais la filiation et les valeurs qu’elle implique. Ici nous sommes dans un retour à l’étymologie même de ce qu’est le Kumi, ainsi l’auteur ira jusqu’à pousser la monographie assez loin pour s’acquitter de son objectif final : Déconstruire à sa manière (c’est à dire par le rire via la frivolité des quêtes annexes et le sérieux de sa fiction policière) un Japon coincé entre une tradition vieillissante en quête de transmission et une modernité sulfureuse et insouciante voir décadente.
Voila
Pour tout ça, Yakuza 6 est le meilleur épisode de la saga, je n’ai pas encore fait le 7 mais vue sa tronche de loin je doute qu’il puisse le surclasser j’en suis même convaincu… Donc en gros faut le finir car si vous m’avez lu jusqu’au bout vous ne serez pas déçus du voyage. Même si c’est pour une sixième fois.