L'émotion, dans le jeu vidéo, repose sur un équilibre précaire de désir et de suggestion : si quelques récentes et brillantes productions sont parvenues à le soumettre, elles l'ont toujours ou presque fait au détriment de l'expérience brute, et à la faveur du langage cinématographique. Difficile de blâmer toute une génération de développeur d'avoir intelligemment mis à profit les spectaculaires avancées technologiques de ces dernières années, mais force est de constater que la démocratisation des interfaces tactiles, discrètement, redistribue les cartes avec intelligence.
Car à l'origine de Year Walk, il y avant tout une certaine vision de l'amoindrissement technique. L'interface, extrêmement limitée, nous délaisse sans indications ou presque dans un décor de forêt enneigée, fortement marqué par la peinture de Bosch et Bruegel, où le joueur ne peut que scroller horizontalement ou verticalement, s'enfonçant ainsi toujours plus profondément dans les ténèbres. Year Walk nous plonge en effet dans la peau d'un pèlerin, entreprenant une marche païenne d'un an ayant pour objectif d'entrevoir l'avenir, non sans avoir préalablement été mis à l'épreuve par les esprits qui hantent les recoins humides des légendes nordiques. Pour mieux cerner les subtilités de la reconstitution folklorique, Year Walk est par ailleurs accompagné d'une seconde application, sobrement nommée "Companion", qui permet, entre autres, d'accéder à des explications concises mais pertinentes sur les différentes apparitions du jeu.
Bien que fascinant dans son épure radicale, Year Walk n'en reste pas moins, avant toute chose, une perle de gameplay tactile. Ici, aucune information superflue : c'est au fil de son errance que le joueur se familiarise, peu à peu, avec les différentes énigmes qui jonchent son périple. Plutôt court (il ne faut pas plus de deux heures pour venir à bout du premier pèlerinage, et pas plus de trois pour percer tous les secrets du jeu), Year Walk compense sa durée de vie limitée par la philosophie très surannée de son gameplay, qui pourrait se résumer par "démerde-toi, marche ou crève". Et bien qu'il soit impossible de mourir, l'étouffant sentiment d'urgence qui étreint à plusieurs reprises le joueur sera presque toujours à l'origine de son avancement miraculeux au sein de l'intrigue.
Inutile pour autant de s'offusquer : si Year Walk n'est pas docile, il est très loin d'être insurmontable, même sans astuces. Une fois le réflexe consistant à noter absolument tous les indices visuels et sonores adopté, les énigmes se résolvent généralement d'elles-mêmes avec un certaine dose de déduction. Leur équilibre est même souvent admirable, à une ou deux exceptions près ou la progression tend à se faire par l'échec (l'énigme du Huldra, sorte de Simon géant au fond des bois, en est l'exemple le plus frappant), et la difficulté, très convenablement gérée, s'avère d'autant plus justifiée que le joueur, à chaque victoire, en tire un sentiment de satisfaction presque oublié dans le jeu vidéo contemporain.
Si le schéma de résolution est assez souvent similaire (il s'agit la plupart du temps de dénicher l'indice qui permet, à la suite, de résoudre l'énigme correspondante), Year Walk, et c'est là toute sa force, multiplie les idées superbes et les instants de bravoure. Ici, l'accéléromètre est brillamment mis à profit ; là, la poésie s'invite et, littéralement, frappe le cœur ; et enfin, au bout du chemin, une succession de casse-têtes célestes, jouant habillement des perspectives et de la 3D, scellent le gameplay d'un point and click décidément unique. Le scénario timbre-poste et très en marge, quoi qu'ingénieusement mis en avant et renouvelé par tout un pan caché de l'application Companion, n'est pas tant ce qui, dans Year Walk, enflamme la passion et ravive l'émotion : ce sont toutes ces petites idées de gameplay, toutes ces petites ambitions de mise en scène, qui, bout à bout, rendent au joueur d'aujourd'hui, par trop souvent pris par la main, l'impression de regagner son statut de maître du jeu. Libre à chacun d'y voir une ironie tragique dans un jeu qui invite un pèlerin à surpasser les perspectives de Dieu lui-même ; mais la sensibilité ludique ne s'est, après tout, jamais limitée qu'à ça, et en deux heures d'errance, Year Walk s'en rapproche plus que n'importe quel autre jeu en dix heures d'hyperboles.