SensCritique

Joker 2 divise, Almodóvar passe à l'anglais avec Tilda Swinton et Julianne Moore, Daniel Craig surprend dans un rôle queer : récap de 4 jours intenses au Lido

6 septembre 2024 (Modifié le 6 septembre 2024)

Retour aux articles

Hello ! C’est Anna de SensCritique, et voici mes chroniques en direct de la cité des Doges, où je vous partage mes retours sur les films attendus par la communauté SC, un récap de nos belles rencontres et ma dolce vita (et malheureusement pas toujours dolce) à la Mostra de Venise.

Jour 4 : Les systèmes d’exploitation et la liberté

Nous avons regardé deux œuvres ouvrant l’un des programmes parallèles du festival, la Settimana Internazionale della Critica. La sublime animation entièrement faite d'argile de Playing God, pour lequel le créateur a utilisé trois techniques différentes de stop motion. Les personnages de ce court métrage sont des figures anthropomorphes rappelant les statues de Giacometti ou les peintures de Francis Bacon et Lucian Freud. Le film parle moins de l’acte de création en soi que de la condition humaine en général, qui construit des hiérarchies et des systèmes d'oppression dans l’espoir de devenir des dieux, mais finit par détruire l’autre et, par conséquent, soi-même.

La deuxième œuvre que nous avons découverte dans la Settimana Internazionale della Critica est Homegrown, un documentaire de cinéma vérité qui suit les partisans de Trump, depuis la pandémie de Covid-19 jusqu’à l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021. Nous avons d’ailleurs discuté avec le réalisateur le jour même (l’interview sera bientôt disponible sur notre édito). Ce film fait écho, de manière surprenante, à un autre film du programme de la Mostra : The Order de Justin Kurzel avec Jude Law.

Justin Kurzel (Nitram), réalisateur habitué à traiter des problématiques sociétales, sort ici de sa zone de confort en nous livrant un thriller glaçant. Le film exploite, de manière très drôle et intertextuelle, les clichés du genre du thriller policier (rappelant des œuvres telles que Seven de Fincher ou True Detective). Jude Law incarne un homme complètement déconnecté de lui-même, qui agit comme un miroir de son antagoniste Bob Matthews (interprété par Nicolas Hoult), un fanatique d'extrême droite, antisémite et leader d’un mouvement politique planifiant une guerre civile.

Le film est basé sur des faits réels. Le livre The Order, utilisé par ce mouvement antisémite, est devenu la "bible" de l'extrême droite américaine lors de l’attaque du Capitole.

Un autre documentaire cinéma vérité dans le programme, qui mérite une mention spéciale, est Songs of Slow Burning Earth d’Olha Zhurba consacré à la guerre en Ukraine. Un film aussi émouvant que cérébral, aussi politique que poétique avec un découpage exceptionnel.

Le soir, il y avait la projection de presse de The Brutalist, un film-roman moderniste filmé en pellicule 70 mm, que Brady Corbet (Vox Lux) a dédié à tous les artistes ayant subi les atrocités de la guerre, traumatisés par le XXe siècle et qui ne sont jamais parvenus à atteindre les États-Unis. C’est un film expérimental de l’imagination avec des scènes audacieuses (rappelant Chantal Akerman, Dziga Vertov et les recherches esthétiques du Nouvel Hollywood), mais c’est aussi un film assez universel qui parle à un public très varié et qui fonctionne à la fois au niveau esthétique, émotionnel et intellectuel. Le sound design est incroyable, avec la musique en quatre tons de Daniel Bloomberg. C’est un film polyphonique, qui parle (littéralement et figurativement) en plusieurs langues : hébreu, allemand, anglais, italien.

Comme le réalisateur l’a avoué lors de la conférence, à laquelle on a eu la chance d'assister, The Brutalist raconte l’histoire d’un homme qui fuit le fascisme pour se retrouver face au capitalisme. Au fond, c’est le parcours d’un homme confronté à toutes sortes de systèmes oppressifs.

Après The Brutalist, qui fut plus une expérience immersive qu’une simple projection (avec sa petite intermission formaliste), nous avons regardé Allégorie citadine, un court métrage de la réalisatrice italienne Alice Rohrwacher (La Chimère, Les Merveilles), qui revisite de manière insolite le mythe de la caverne de Platon, avec un caméo amusant de Léos Carax. Ce mythe, pourtant inaliénable de la réalité d'« ici et maintenant », évoque un avenir inévitable. L’histoire se passe à Paris et suit une petite ballerine et sa mère. Ce film mêle danse classique et contemporaine avec le street art, proposant une histoire aussi naïve que sage, aussi légère que profonde, aussi drôle que tragique. Une histoire de liberté individuelle, insaisissable sans la libération collective. Cette esquisse de Rohrwacher résonne avec The Brutalist, que nous venions de découvrir.

Jour 5 : Ars moriendi

The Room Next Door de Pedro Almodóvar est un film qui a plu même à ceux qui ne sont pas fans d’Almodóvar. Ici, il rompt avec son style habituellement intense (tant par les couleurs que par la narration émotionnellement chargée). Le réalisateur change considérablement son langage cinématographique tout en conservant une ressemblance esthétique avec Edward Hopper, avec des mises en scène symétriques et épurées, pour offrir un film des plus réconfortants sur la mort.

Le film parle de deux amies, Martha (Tilda Swinton) et Ingrid (Julianne Moore), qui se retrouvent après plusieurs années de silence en raison de la maladie de Martha, un cancer inopérable. Martha est journaliste de guerre, Ingrid est écrivaine. Elles se rendent dans un château pour passer ensemble les derniers jours de Martha, qui est nostalgique et mélancolique en regrettant de ne pas avoir construit une relation avec sa fille.

Les femmes névrotiques d’Almodóvar se transforment ici en stoïciennes, prêtes à accepter et affirmer la vie dans son imperfection, ainsi que la mort en tant que partie inévitable de la vie. La catastrophe personnelle rime avec une catastrophe collective. Tout comme l’humanité attend une catastrophe climatique inévitable, les deux amies sont piégées dans les limbes métaphoriques de la mort qui peut arriver à n’importe quel moment. On est tous mortel et notre planète est condamnée à l’extinction par l’industrialisation et le néolibéralisme et pourtant…il existe plusieurs façons de vivre dans la tragédie, comme le dit l’un des personnages du film.

The Room Next Door est une poésie contemplative sur l’art de vivre et l’art de mourir, avec l’une des scènes de décès les plus belles et réconfortantes du cinéma. C’est un film sur la mort qui affirme la vie, où la maladie et la mort sont intégrées comme des éléments organiques. Dans ce sens, le film d’Almodóvar rappelle une tragédie grecque, où l’esthétique permet de trouver de la beauté dans la souffrance, le seul moyen de prendre le contrôle de l’incontrôlable, de l’accepter et de survivre à sa manière. C’est ce que fait Martha qui décide prendre contrôle de sa vie et de sa mort : sa résistance est une révolution moléculaire, un saut sur place. Le film a également une dimension politique, explorant et confrontant les multiples manières d’exister et de mourir.

L’espace clos de cette maison et le fait qu’il y a deux femmes au centre de la narration isolée rappellent Persona de Bergman. Ce qui est exceptionnel dans ce film, c’est qu’en traitant un sujet aussi grave que l’« être-pour-la-mort », Almodóvar ne se prend pas au sérieux. L’humour devient ici une dernière forme de résistance, une provocation autour d’un thème généralement tabou. Il y a une douceur dans cette légèreté de l’existence, sans culpabilité ni honte d’être mortel. La mort devient un éclat de rire politique, une esthétique de l’existence, une condition de proximité humaine.

Jour 6 : Bromance à Venise

Wolfs, réalisé par John Watts, célèbre pour avoir dirigé les récents Spider-Man, nous plonge dans l’univers sombre, hilarant et homoerotique de deux tueurs solitaires dont la bromance improbable évolue au fil de l’intrigue.

Le film investigue des thèmes d’amitié, de trahison et de rivalité mettant en vedette un couple d'amis hollywoodien par excellence, Brad Pitt et George Clooney que nous avons croisé après la première. Le ton oscille entre humour noir et moments plus tendus. Wolfs est une réflexion sur la solitude et les liens qui se créent dans les situations les plus improbables, avec une profondeur émotionnelle inattendue, malgré la socialisation du genre masculin.

Jour 7 : Sex & drugs

Le réalisateur de Call Me by Your Name, Bones and All et Challengers, Luca Guadagnino, adapte Junky, un livre de William S. Burroughs, figure de proue de la « beat generation ». Queer, tout comme la littérature beatniks, traite de l’usage des drogues exessive, l’homosexualité dans le monde homophobe de l’époque et les expériences exaltantes. Daniel Craig y tient un rôle marquant d’un homme homosexuel égaré, un grand pas dans sa carrière.

L'exploration charnelle et l'esthétique onirique de ce film sont captivantes, voire hypnotiques. Guadagnino, qui a déjà exploré des styles cinématographiques différents, se lance ici dans le surréalisme déjanté et halluciné avec sur fond d’opiacés, d’ayahuasca, d’alcool et de cigarettes au sein de l’Amérique latine. Le résultat est un mélange à la Buñuel ou Lynch, avec des images d’ouroboros, d’insectes et de corps féminins démembrés à la Dalí ou Magritte. Toutefois, le film peine parfois à maîtriser ces références, avec trop de CGI, et pas assez d’imagination propre.

Jour 8 : Folie à deux

Nous nous sommes réveillé.e.s à 5h30 du matin afin de prendre le premier vaporetto et arriver à l’heure à la projection presse de Joker - Folie à deux à 8h.

Le phénomène du Joker de Todd Phillips réside dans sa capacité à transformer la représentation des méchants et des anti-héros dans le cinéma grand public. Après ce film, d'autres œuvres similaires, comme Cruella ou Birds of Prey, également inspiré de l'univers DC, ont vu le jour. Mais Joker a réussi mieux que les autres à plonger les spectateurs dans un état de psychose, les faisant naviguer dans des dilemmes moraux, et à remettre en question la stabilité de notre boussole éthique, de l’absolutisme moral.

Malgré les atrocités commises par le personnage (dont six meurtres), il parvient à susciter notre compassion. Les créateurs du film mettent en avant sa fragilité psychologique et son désespoir, mais vont plus loin : ils manipulent notre perspective, nous forçant à voir le monde à travers les yeux d’Arthur Fleck.

Le paradoxe du Joker de Phillips réside également dans le fait qu’Arthur devient inconsciemment un symbole de l’activisme, simplement parce que les médias déforment l’interprétation de ses actions. Arthur n’est pas un activiste aux fortes convictions cherchant à changer le monde. C’est un homme poussé au désespoir qui, malgré lui, devient le porte-voix de la colère. Il utilise la même violence que le système qu’il déteste.

La suite continue à exploiter cette dissonance. D'un côté, nous compatissons avec le personnage, de l'autre, nous continuons à nous demander s'il mérite cette empathie. Folie à deux nous invite à devenir membres du jury lors du procès de l’accusé, car le genre de cette suite est un thriller procédural et hermétique, dont l’action se déroule entre la prison et la salle d’audience.

L’un des points forts du film est Harley Quinn. Elle n'est pas présentée comme une victime — au contraire, Harley, interprétée par Lady Gaga, se dote elle-même de traits psychopathiques et antisociaux. La petite amie calculatrice et froide du Joker est ici dépourvue de l'impulsivité et de l’obsession amoureuse habituellement associées à ce personnage. Même son fanatisme témoigne uniquement d’un désir de s'identifier à une fantaisie, une grande idée que le Joker représente pour elle. Le rôle plutôt secondaire de Lady Gaga, l'absence presque totale d'action et de diversité dans les décors, le mélange étrange des genres (comédie, drame judiciaire et une comédie musicale bizarre, dont l'inadéquation est même moquée par les personnages eux-mêmes) semblent avoir été faits à dessein pour contrarier les spectateurs et déjouer leurs attentes.

Folie à deux est un métafilm en ce sens qu'il polémique directement avec le public, le provoquant et l’incitant à un débat. C’est à la fois la faiblesse et la force de cette deuxième partie, qui clôt pleinement l’histoire. Les fins heureuses n’existent qu’au cinéma. La vie n’offre qu'une suite assez ennuyeuse, remplie de peu d'événements mais débordante de dilemmes moraux et d’errances, suivie d’un vide béant, une fissure, une plaie, un gouffre.

Folie à deux est une belle histoire d'amour entre deux marginaux, mais c'est aussi une histoire de rencontre avec soi-même, un sujet scindé en deux. S'ouvrir, faire un saut de foi, accepter que l’on mérite l’amour — c’est encore plus révolutionnaire qu'une manifestation de rue. L’évolution intérieure du personnage est le principal moteur de l'intrigue de cette suite, qui ressemble à une version comics du musical New York, New York de Scorsese, le cinéma duquel a considérablement influencé la première partie. Peut-être que la suite n’est pas aussi subversive et macabre qu'elle aimerait le croire, mais pourquoi ne pas se laisser emporter dans ce La La Land pour les dégénérés — dans la fumée de cigarette et le sillage festif des compositions musicales cultes des années 1970. Après tout, ce n’est qu’un divertissement.

Retour aux articles
SensCritique

Écrit par

SensCritique