Années 1950 : les livres
Top des tops : les incontournables de la décennie. La littérature a droit aussi à son palmarès !
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Années 1920 ...
30 livres
créée il y a plus de 11 ans · modifiée il y a 3 moisLes Deux Étendards (1951)
Sortie : 1951 (France). Roman
livre de Lucien Rebatet
bilouaustria a mis 10/10.
Annotation :
On trouve dans "Les deux étendards“ parmi les plus belles pages jamais écrites sur la musique et la foi, peut-être même sur l’amour. Dans une langue magnifique qui rappelle les grands romans du 19ème siècle, Rebatet dresse une immense fresque intime. Il n’y a bien que trois personnages et peu d’intrigue après tout mais le héros, lui, passe par toutes les émotions possibles. C’est un livre exceptionnel de l’intériorité, un roman de chambre, qui pose de grands dilemmes. C’est surtout une écriture puissante, entrainante, qui pousse le lecteur presque malgré lui à toujours continuer et continuer, tourner les pages. Rebatet crée une tension et passe des centaines et des centaines de pages sans relâcher la pression, c’est insoutenable et délicieux. Un des plus inoubliables romans français.
À l'est d'Eden (1952)
East of Eden
Sortie : 19 septembre 1952 (États-Unis). Roman
livre de John Steinbeck
bilouaustria a mis 10/10.
Annotation :
Steinbeck atteint un sommet en faisant ce qu’il fait le mieux : développer des personnages qui se battent contre eux-mêmes. Outre le parallèle biblique (Abel et Caïn), il est question ici de culpabilité, de rachat, du bien et du mal, mais avec toutes les nuances et l’humanité dont le prix Nobel américain est capable. Steinbeck est un amoureux des marginaux, il comprend leurs raisons mieux que n’importe qui et nous les fait aimer. Sa fresque est aussi comme toujours attachée à sa Californie natale et sa famille est brièvement mise en scène dans la première partie du livre. En quittant le terrain sociologique des “Raisins de la colère“, il touche aussi à quelque chose de plus universel et appuie moins le doigt sur les questions idéologiques. Il atteint après-guerre un niveau de maitrise total de son art, un certain détachement aussi peut-être, qui lui permet d’écrire merveilleusement et de toucher au chef d’oeuvre sans doute parce qu’il le vise un peu moins qu’avant. Profond et impossible à lâcher, „East of Eden“ est un compromis idéal entre littérature accessible et complexe.
Scènes de la vie d'un faune (1953)
Aus dem Leben eines Fauns
Sortie : 1953 (France). Roman
livre de Arno Schmidt
bilouaustria a mis 10/10, l'a mis dans ses coups de cœur et a écrit une critique.
Annotation :
1959 : le très sérieux Spiegel consacre sa couverture et un article de quinze pages intitulé « , ; - :!- :!! » à un monumental chef d'œuvre. Manchette lui-même sert d'attaché de presse et note : « passé les quatre ou cinq premières minutes de surprise, la formidable limpidité ». Avec un monstre du calibre de ces "Scènes de la vie d'un faune", il convient en effet de réapprendre à lire. Schmidt maltraite la langue traditionnelle, écartèle la syntaxe, coupe, tranche, pare au plus pressé, saute dans des raccourcis verbaux et s'impose comme un des plus grands créateurs de formes d'après-guerre. Ses fulgurances poétiques, son savoir encyclopédique, son efficacité sur trois mots comme autant de coups de poignards, son humour grinçant, cynique, haineux, sont omniprésents dans les "Scènes..." et en font en quelque sorte le cousin (germain) de Mister Pynchon.
Soit quelques mois en 1939 de la vie d'Heinrich Düring, petit fonctionnaire à l'esprit brillant obsédé par l'étude de la cartographie, et témoin privilégié de la montée du nazisme comme une menace sourde. Schmidt prend soin de découper son texte comme on coupe le temps, en tranches fines, de petits paragraphes mémoriels comme des éclats pour parvenir ensuite à représenter à sa manière une carte spatio-temporelle de la guerre : les petits carrés que délimitent les cartes de Düring aux 1/1000ème trouvent leur équivalent dans les petits paragraphes de quelques mots qui sont les impressions fugitives de Schmidt pendant la guerre ! Comme une forme faisant papier calque avec l'obsession même de son personnage !
Dans son nouvel écrin (traduction audacieuse et nécessaire de Nicole Taubes), c'est le papa du post-modernisme qu'il convient de (re)découvrir.
Diadorim (1956)
(traduction Maryvonne Lapouge-Pettorelli)
Grande Sertão: Veredas
Sortie : 1991 (France). Roman
livre de João Guimarães Rosa
bilouaustria a mis 9/10.
Annotation :
Comment résumer l'épopée Diadorim en quelques mots ? Il convient d'abord de rappeler que ce livre semble contenir plusieurs niveaux, comme le souligne Mario Vargas Llosa dans sa préface. Un roman d'aventure assez exotique, une traversée de la jungle des mots où trouvailles et néologismes sont servis par une traduction remarquable (et Guimaraes Rosa, aussi novateur soit-il, reste toujours parfaitement lisible), et puis un tête à tête avec le diable, entre amitié (fraternité) et affrontement. Diadorim comprend tout ça, plus des moments de tension incroyable, des pages entières d’errances où rien ne se passe sans jamais qu’on ne s’ennuie, des divagations aussi, du sang parfois. Une critique sur le site parle d’une rencontre en Proust et Sergio Leone, il y a de ça, un côté culture horizontale, sans snobisme, où les bandits brésiliens se permettent des moments d’introspection profonds, simples et beaux. Le livre n’a pas de direction à proprement parler, il s’improvise à mesure que ses personnages avancent dans le Sertao, dévalise des innocents sur la route. Un texte long et sans intrigue, hypnotisant et une langue nouvelle, directe et indomptable.
Les braves gens ne courent pas les rues (1955)
A Good Man Is Hard to Find
Sortie : 1955. Recueil de nouvelles
livre de Flannery O'Connor
bilouaustria a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Exceptionnel, tout là-haut parmi les meilleurs auteurs de short stories. O'Connor écrit le sud, la Géorgie en l'occurrence, avec ses personnages hauts en couleurs et ses accents - dans les dialogues elle restitue précisément les parlers de chacun. On peut être tenté de penser à Carson Mc Cullers qui décrit dans les mêmes années des situations assez proches mais la dimension politique est bien plus forte ici, plus grinçante avec un doigté tel qu'on évite tout cynisme. Plus de cruauté sans doute également : on ne brosse jamais le lecteur dans le sens du poil. Tout le champ des émotions y passe mais Flannery O'Connor avec son incroyable savoir-faire semble prendre un malin plaisir à nous faire d'abord rire et mener la comédie tambour battant pour mieux nous plonger dans la stupeur en deux phrases. Il y a une noirceur et un pessimisme terribles dans ces dix textes qui feraient presque oublier à quel point certains passages sont drôles et légers. La religion en prend pour son grade et je comprend mieux ce que John Huston dans "Le Malin" a emprunté à cette femme disparue trop tôt, à 39 ans, ne laissant que 4 livres derrière elle. (je découvre qu'en 1946 elle a été prise au Workshop d'écriture en Iowa où Robert Penn Warren enseignait. Oui effectivement il y a aussi quelque parenté ici...)
Le Tournant
Der Wendepunkt, ein Lebensbericht
Sortie : 1952 (France). Récit
livre de Klaus Mann
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
La facilité, la sérénité avec laquelle Klaus Mann se défait de tous les pièges bien connus de l'exercice autobiographique : être le fils de son père, faire des phrases, se laisser aller au sentimentalisme, au name-dropping (non, cet écueil n'est pas évité mais KM a pour lui le mérite de rencontrer personnellement Hitler, Churchill, Roosevelt et tous les écrivains de son temps !). Cette autobiographie sera donc une histoire de l'Europe à feu et à sang, mais un exil mondain, comme il le reconnaît lui-même. On monte un théâtre à Zurich pour protester, une maison d'édition à Amsterdam, on s'offre une pause sur la Riviera, cette émigration n'est pas exactement un chemin de croix, même si l'on devine entre les lignes (et entre les listes exhaustives d'amis suicidés) que Klaus Mann y met beaucoup de pudeur, beaucoup de fausse gaieté pour alléger les faits. De belles pages sur les années d'enfance, de formation. Le livre très écrit se transforme aux deux-tiers en journal à partir du début de la guerre puis dans le dernier chapitre compile ses lettres après son engagement dans l'armée américaine (Mann devient américain après être devenu tchèque...). KM et sa sensibilité artistique traversent le siècle de toutes les horreurs : qu'elles sont belles, ces dernières pages !
La Tour
Sortie : 1959 (France). Roman
livre de Hélène Bessette
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Bessette est extraordinaire parce qu'elle expérimente mais reste toujours limpide, parfaitement lisible : sa vitesse (elle se passe des verbes, invente sa propre syntaxe) est une recherche d'efficacité - pas de vaines prouesses formelles.
Le quatrième de couverture de "La tour" est très juste : "confondant course à l'argent et course au bonheur, deux couples d'amis s'épuisent dans le tourbillon de la société de consommation" (on est encore dans les années 1950, Bessette a plusieurs coups d'avance). "Bessette écrit leurs gesticulations avec une cruauté teintée d'humour".
Noelle Renaude dans sa post-face décrit aussi merveilleusement le travail à l'oeuvre chez la romancière suisse : "elle émiette le réel pour le rendre miraculeusement plus net".
Court, percutant, brillant stylistiquement. Je préfère encore "La tour" à "Ida", même si les deux sont renversants.
La Plage de Scheveningen (1952)
Sortie : 1952 (France). Roman
livre de Paul Gadenne
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
La force de Gadenne, à la manière de "Moderato Cantabile", est entre les lignes, dans les sous-entendus, les silences, et bientôt voilà qu'il y a comme un roman en négatif qui s'écrit derrière les mots imprimés. (écrire un roman, garder une phrase sur deux, crée une tension du manque, un programme qui ressemble à une des "Oeuvres" d'Édouard Levé !). Et puis la guerre en toile de fonds, portée par cette puissance de suggestion et cette économie de moyen, combien elle a changé les hommes, les a ravagés, combien sa déflagration résonne encore dans le coeur de tous. Rarement un texte aura aussi bien réussi le mariage entre l'intellect froid et les émotions encore chaudes de la guerre. Texte subtil et exigeant avec le personnage d'Hersent en collaborateur fascinant. (et cette toile, cette Plage de Scheveningen, avec son horizon pur, sa lumière pastelle et ses silhouettes tranquilles au loin, n'est-elle pas une allégorie de la vie regrettée, celle d'avant ?).
Les Aventures d'Augie March (1953)
The Adventures of Augie March
Sortie : 1953. Roman
livre de Saul Bellow
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Le destin étourdissant d'Augie March tient à la fois d'une vie ordinaire et d'une épopée fantastique façon Forrest Gump. C'est que ce jeune homme se cherche une voie et les surprises seront légion ! L'amour, la mort, les rires, les combines, les lits d'hôpitaux, Saul Bellow raconte une vie à 5000 mille à l'heure avec le plaisir gourmand de brosser des portraits tous plus attachants et extravagants les uns que les autres. On passe de Chicago au Mexique, de New York à Paris en un clin d'oeil. Nous voilà au chevet d'un vieux milliardaire paraplégique, sur un canot au milieu de l'océan, à dresser un aigle dans le Yucatan. Ce roman enfiévré semble relever tous les défis qui se présentent, à commencer par celui de tenir son lecteur d'un bout à l'autre, à bout de souffle mais toujours partant pour de nouvelles émotions. Le sens du tempo, le rythme dingue, la capacité de Bellow à toujours relancer la machine font de "Augie March" un roman exceptionnel et un homme insaisissable. Quand la vie veut refermer sur lui ses mâchoires d'acier, il prend la tangente, façon d'éternellement relancer les dés pour transformer l'ordinaire en extraordinaire. Doit-on alors parler de roman initiatique ? Le texte semble échapper à toute étiquette. Bellow écrit surtout son grand opus magnum comme seuls les américains sont capables de le faire.
Warlock
Sortie : 1958 (France). Roman
livre de Oakley Hall
bilouaustria a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Warlock, le western ultime et un grand roman. Si le genre se prête bien au cinéma (et "Warlock" connaîtra immédiatement après sa sortie une adaptation pour le grand écran avec casting de choix etc.), on ne connaît pas ou peu le western littéraire. Or pourquoi le roman serait-il désavantagé ou inférieur ? Cet univers très codé de lois à faire respecter, de violence, d'alcool, de prostituées au grand coeur, de coups de feu dans le dos, et de shérifs seuls face à eux-mêmes, le roman peut les traiter aussi bien sinon mieux, surtout quand il prend 700 pages et développe une toile complexe et travaille ses personnages jusque dans leurs plus profonds cas de conscience. C'est Pynchon qui a permis de dépoussiérer ce roman un peu oublié : dans sa préface il en fait un "grand roman américain". Qui est Oakley Hall ? Un auteur plutôt secondaire de polar (sous pseudo) qui mérite pourtant toute notre attention. "Warlock" est haletant, riche en personnages secondaires, avec sous les règlements de compte et les cadavres qui s'empilent, un fil rouge politique passionnant. Ici les cowboys ont de vraies émotions, des états d'âme (qu'ils cachent la plupart du temps), et derrière les clichés de celluloïd nous découvrons des hommes qui ont leurs raisons. Oakley Hall donne une chance à tous ses personnages, même les plus crapuleux : voilà un signe de grande intelligence.
Le Hussard sur le toit (1951)
Sortie : 17 novembre 1951 (France). Roman
livre de Jean Giono
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Le quatrième de couverture décrit le roman de Giono comme un roman d’aventure. Il se passe à la fois beaucoup et finalement peu dans ces aventures qui sont avant tout une course vers l‘avant, dans l’espoir vain de dépasser celle effrénée du choléra dans la région. Angelo passe de villages en villages, survivant à l’épidémie et faisant preuve de courage. Il habite les toits pour un temps, accompagné d’un chat. Il mange peu. Giono est un maître pour décrire la nature, les arbres, les odeurs, la chaleur, les éclairs de la maladie qui ravage les êtres avec une violence étourdissante. C’est aussi un livre sur l’effondrement moral de la région, à mesure que les cadavres créent un climat de panique qui dévoile la pire nature des vivants. L’homme devient un loup pour l‘homme. Bien plus dangereux que la maladie elle-même semble-t-il parfois. Un grand et beau classique que le Corona aura eu le mérite de faire connaître à de nombreux lecteurs.
Les Armes secrètes (1959)
(version augmentée)
Las Armas secretas
Sortie : 1963 (France). Recueil de nouvelles
livre de Julio Cortázar
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Recueil incroyable où Cortázar est capable de tout, des fantômes, des meurtres, du jazz, mais surtout partout des sauts de langage, des intuitions, des sous-entendus. Chez l'argentin, contrairement à beaucoup d'auteurs de nouvelles, ce n'est un quelconque twist renversant qui va faire que l'histoire fonctionne ou non, mais bien un petit doute qu'il installe, un élément étrange qui vient des mots même, comme ce prénom sorti du passé dans "Lettres de maman" ou quelques vers de Heine en allemand dans "Les armes secrètes". Les pensées qui fusent et arrêtent le temps de Charlie Parker. Quelques mots et le lecteur est transformé, captivé, parce que le mystère est bien plus fort, il se glisse entre les lignes d'une histoire. Comme le mystère des "Fils de la vierge" qui inspirera "Blow Up" d'Antonioni, un sommet de glissement progressif. Peu d'écrivains sont capables de totalement se renouveler dans un même recueil, de tenter des choses aussi différentes. Cortázar l'a fait constamment pendant plusieurs décennies mais il est proche de son meilleur niveau ici.
Hécate et ses chiens (1954)
Sortie : 1954. Roman
livre de Paul Morand
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Cruel, violent, passionné, mais toujours porté par l'écriture. Le style Morand, on le sait, c'est un mélange inimitable de dandysme, d'aphorismes, de trouvailles stylistiques etc. Il peut arriver que Morand soit presque comme emporté dans son élan (créatif) où les formes et les mots d'esprit l'emportent sur le reste. Si "Hécate et ses chiens" est si puissant, c'est que le point d'équilibre est ici parfaitement tenu : une histoire d'amour amère comme un pari faustien dans une Afrique à la beauté sans fard. Clotilde referme ses crocs sur notre pauvre héros (consentant) ou est-ce ce dernier qui s'auto-détruit ? On pense à "Lewis et Irène", trente ans plus tard... Morand l'artiste peint des sentiments complexes avec un sens aiguisé du paradoxe et de la formule.
Le Coeur de Pierre (1956)
Roman historique de l'an de grâce 1954
Das steinerne Herz: Ein historischer Roman aus dem Jahre 1954 nach Christi
Sortie : 1956 (France). Roman
livre de Arno Schmidt
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
De la violence. Schmidt lance ses flèches habituelles ("lâcher les mots sur les gens, comme on lâche les chiens") avec peut-être plus encore de colère rentrée. Sexualité débridée. Roman-ouragan. Jeu de massacre politique. La rage se transforme en énergie créatrice. Schmidt exige de son lecteur autant que de lui-même. Éprouvant et jouissif.
Le Voyage des morts (1959)
Sortie : 1959 (France). Roman
livre de François Augiéras
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Pourquoi le style d'Augérias, pourtant aussi simple, est si beau qu'il frappe immédiatement le lecteur ? Le mots "pure" et "pureté" reviennent très souvent dans le texte, et si on peut se concentrer sur le scandale entourant le livre, ce qui m'intéresse assez peu, on ressent par ailleurs cette pureté dans les descriptions bouleversantes de la nature dans ce Maghreb sauvage et immaculé. Augérias fuit la civilisation, ou plutôt il fuit l'Europe décadente et corrompue pour retrouver ici, comme berger au Maroc ou en Algérie, une forme d'essence, revenir à ce qu'était l'homme avant de devenir fou, à ce qu'étaient la nature, le désir. C'est aussi sans doute une quête des mots, écrire simplement, "purement", comme on ne le fait plus. Il est possible que l'extraordinaire prose s'essouffle légèrement mais le choc profond des cent premières pages est indéniable. Personnalité à part, livre à la marge, mais pas de désir de poser, une différence authentique qui ressemble par moments à du génie.
Stiller (1954)
Sortie : mars 2009 (France). Roman
livre de Max Frisch
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Kafka chez les Helvètes. Dès la première page, le personnage principal écrit depuis la prison suisse où il a été incarcéré : je ne suis pas Stiller ! Il tentera de prouver durant plus de 500 pages son innocence. Mais chez Max Frisch, pas d‘angoisse dans les geôles, le ton est plutôt léger et les souvenirs s’accumulent. Stiller (est-ce lui ?) se raconte à son gardien, son avocat, son ami le procureur. On part dans des parenthèses de 10, 30, 50 pages, à New York ou au Mexique. On en apprend aussi plus sur le vrai Anatol Stiller (sculpteur) qui a disparu-sans-laisser-d’adresse et sa femme (ballerine). Tout s’embrouille. Le prisonnier tombe amoureux de la femme de Stiller qui croit avoir retrouvé son mari. À moins qu’il mente depuis le début ? On lit compulsivement sans pouvoir ni s’arrêter ni tout à fait comprendre. Frisch était architecte avant de se lancer dans ce livre colossal et les dédales de son labyrinthe mental nous perdent pour notre plus grand plaisir.
À marche forcée (1956)
À pied du Cercle polaire à l'Himalaya (1941-1942)
The Long Walk
Sortie : 2002 (France). Récit
livre de Slavomir Rawicz
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Fascinant récit sur une traversée impossible. Rawicz reste toujours humble. Pas de grands superlatifs, au contraire, il construit son livre simplement, on est même parfois un peu étonné par la modestie avec laquelle il retrace la traversée de la Sibérie, du désert de Gobi où des montagnes de l‘Himalaya. Il est aussi beaucoup question d‘entraide, de camaraderie, de partage, toujours des éléments positifs alors que ses hommes absolument démunis ont vécu l‘enfer sur terre. C’est peut-être parce qu‘il a reconstruit son récit de mémoire quelques 15 ans plus tard, ou une question de caractère. Même en lisant les détails de leur parcours, on ne comprend pas comment ces hommes ont survécu. Il est parfois question de résilience, mais aussi souvent de chance. Le livre est mémorable, émouvant sans jamais chercher à l’être, sans tirer sur les ficelles habituelles (tout ce que le film fait de faux, la musique ridicule, le méchant Colin Farrell, la femme qui le dénonce au début, constante et consternante surdramatisation…). Leur arrivée en Inde et les dernières pages font penser aux prisonniers sortis des camps dans La trêve (Primo Levi). Rawicz n‘essaie pas de se distinguer par l’écriture, à s’inventer écrivain. Il reste au plus près des événements et rend justice aux survivants.
Lolita (1955)
Sortie : 1959 (France). Roman
livre de Vladimir Nabokov
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
The New Yorker, 1958, peu après la sortie du livre dont tout le monde parle alors : "... the conjuction of a sense of humor with a sense of horror. The result of this union is satire of a very special kind, in which vice or folly is regarded not so much with scorn as with profound dismay and a measure of tragic sympathy. Literature is not rich in examples of such work, but certain of Mark Twain's writings come to mind, as Nikolai Gogol's "Dead Souls". And to this abbreviated list we may now add Vladimir Nabokov's "Lolita"."
Pas un texte avec lequel j'aie véritablement de gros atomes crochus mais il y a presque toujours un effet de sidération avec Nabokov, sa virtuosité, sa vitesse et sa manière de jongler avec les mots. J'ai un peu une relation amour-haine avec lui, je me sens attiré et rejeté, j'ai adoré ses livres il y a quinze ans, je le trouve plus antipathique aujourd'hui. Mais quel talent !
Le Pavillon d'or (1956)
Kinkaku-ji
Sortie : 1961 (France). Roman
livre de Yukio Mishima
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
L'écriture perverse et dérangeante de Mishima s'en prend ici directement au beau. La beauté du Pavillon d'or, dans sa démesure et son raffinement n'exerce pas une terrible attraction et par la même une forme de violence sur Mizoguchi ? Personnage torturé, scènes baroques et grandioses, il y a chez Mishima un art de la mise en scène, peut-être venu du cinéma, qui transforme le quotidien en opéra tragique. Comme une jouissance maléfique (car oui, le sexe est l'autre pôle qui aimante ses personnages). La présence américaine en toile de fond se fait aussi sentir comme une forme de viol. Grandeur et décadence d'un apprenti bouddhiste pour un roman qui allie d'un même geste puissance et complexité.
Tendre Jeudi (1954)
Sweet Thursday
Sortie : 1956 (France). Roman
livre de John Steinbeck
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
On prend les mêmes et on recommence... Et pourquoi pas après tout - le lecteur est ravi ! Steinbeck en philosophe du quotidien, le Doc c'est lui, un sage, un juste. On sent l'expérience et les années, il y a un sacré savoir-faire (le bon John tutoie les sommets et vient de finir "East of Eden"), les premières pages sont à cet égard presque inquiétantes. On se demande si ça ne devient pas trop facile, si Steinbeck a encore envie de travailler la matière avec la patience nécessaire. Mais bien vite les dialogues reprennent, de petites choses insignifiantes viennent enrayer la belle machine de Monterey et la dynamo s'affole. Feel-good-novel, ce "Sweet Thursday" est le digne successeur de "Cannery Row", dix ans après, une guerre est passée par là mais malgré quelques séquelles, les valeurs ont tenues. Le style de Steinbeck, lui, qu'on se rassure, est intact.
Tristes Tropiques (1955)
Sortie : 1955 (France). Autobiographie & mémoires, Essai, Document
livre de Claude Lévi-Strauss
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Que c'est beau ! "Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheurs des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus." Le premier tiers est le plus brillamment écrit, le plus poétique, le plus pertinent, la suite se concentre sur l'aspect proprement ethnologique/ethnographique, sur ces tribus et leurs rites.
Nouvelles et Textes pour rien (1955)
Sortie : 1955 (France). Recueil de nouvelles
livre de Samuel Beckett
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Treize textes écrits en francais et publiés auparavant dans des revues. Avec Beckett j'ai eu mon lot de rencontres ratées, de petits coups de coeur et de grosses incompréhensions et j'ai le sentiment que cvest ce recueil qui capture le mieux l'étrangeté de la langue becketienne, du moins celle qui me parle assez pour me capturer. En 1955 il a déjà poussé assez loin son système qui tend l'absurdité vers un extrême qui devient l'incommunicable, ou plutôt l'innommable. Le génie tient au corps sur la durée. Je lui préfère pourtant la forme courte - la prose est dense et frappe fort. Le mystère reste entier.
Littératures
Sortie : 18 février 2010 (France). Essai, Littérature & linguistique
livre de Vladimir Nabokov
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Les cours de littérature de Nabokov, lors de ses années américaines, où il enseigne à l'université et écrit dans son temps libre "Lolita". À la fois sérieux, documenté, argumenté, les analyses du maître sont aussi très bouillantes, de colère, de clins d'oeil, d'affirmations gratuites et définitives sur la petitesse de Dostoïevski et le génie de Tolstoï. Il accorde même une étude détaillée sur le travail de Jane Austen, lui qui ne lisait pourtant pas les femmes écrivains ! Le plus de Nabokov c'est son incroyable maîtrise des langues et le fait qu'il lise dans le texte Shakespeare, Gogol, Flaubert ou Kafka...
Achevé en 1958
La Conversion (1953)
Go Tell it on the Mountain
Sortie : 1 octobre 2004 (France). Roman
livre de James Baldwin
bilouaustria a mis 7/10.
Annotation :
Premier roman puissant pour Baldwin. La question religieuse, l'oralité qui a pu inspirer Toni Morrison, la structure du texte par personnages et flashbacks, il y aurait beaucoup à dire sur ce texte très autobiographique. C'est avant tout un Bildungsroman (même si la forme n'est pas typique du genre, Hesse disons), celle d'un noir à Harlem qui est embrassé la carrière religieuse mais découvre qu'il est homosexuel - ce thème est à vrai dire seulement effleuré ici. Baldwin c'est une langue particulière, qui puise souvent son souffle dans la Bible, et qui transforme les membres de sa famille et personnages d'une grande tragédie universelle. Baldwin découvre aussi qu'il est écrivain et cette conversion du titre est peut-être celle-là ("Go tell it on the Mountain" en anglais, Isaiah 52:7, est plus poétique). Le roman est souvent classé dans les 100 meilleurs livres en langue anglaise (par le Time Magazine notamment, ou la Modern Library) et est injustement un peu tombé dans l'oubli chez nous.
Le Guépard
Il Gattopardo
Sortie : 1958 (France). Roman
livre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa
bilouaustria a mis 7/10.
Annotation :
Pour une fois, je trouve qu'il y a plus d'éclat chez Visconti que dans ce premier roman. Le déclin de l'arostocratie sicilienne, comme voir la noblesse déchoir lentement sous nos yeux, sous les poussées de Garibaldi et d'un monde en plein bouleversement, c'est splendide mais le roman n'est pas parfait - peu sont ceux qui ont transformé le coup d'essai en coup de maître, encore moins à plus de soixante ans... Le sujet quoi qu'il en soit est magnifique. Le conte Lampedusa restera dans les mémoires comme une plume tardive qui aurait dû se lancer à l'eau plus jeune.
Six Feet of the Country
Sortie : 1956 (France). Recueil de nouvelles
livre de Nadine Gordimer
bilouaustria a mis 7/10.
Annotation :
Gordimer écrit ces 7 textes quelques années avant l'indépendance de 1961, alors que le pays est encore sous le protectorat anglais. L'apartheid est à l'époque d'une glaçante banalité. On le voit dans "City Lovers" ou "Country Lovers", des amours interdites entre (hommes) blancs et (femmes) noires qui se terminent très très mal - pour les deux mais surtout bien sûr pour les femmes "coupables". Il y a aussi ce jeune noir surdoué qui brille pendant ses études et change malgré lui de milieu jusqu'à atteindre un niveau d'éducation qui fera de lui un blanc, un autre. Le texte le plus bouleversant est encore le premier, "Six Feet of the Country", à la campagne où les noirs travaillent sur la propriété de riches blancs. Une histoire sordide d'enterrement qui, comme dans les autres textes, nous fait un temps croire à un rapprochement possible, une union entre les peuples, avant de tout piétiner d'un paragraphe rageur. Plus que l'absurdité ou le sentiment de gâchis, c'est la peur qui domine, d'un texte à l'autre. Les hommes font souvent preuve d'amour et de respect mais au-dessus s'amoncellent les nuages menaçants d'une instance supérieure, cette autorité (policière, bureaucratique, gouvernementale, toujours anonyme) qui écrase, balaye, menace. On referme ce petit livre les mains moites et la boule au ventre.
Autres rivages (1951)
autobiographie
Speak, memory
Sortie : juin 1989 (France). Autobiographie & mémoires
livre de Vladimir Nabokov
bilouaustria a mis 7/10.
Annotation :
Alors oui bien sûr Nabokov est génial. On le sait. La liste de ses exploits est interminable. Et cette autobiographie virtuose finira de vous convaincre de son talent pour convoquer son enfance avec une précision et une lumière unique (et on voit en lisant ces pages à quel point les premiers chapitres de "Ada" sont personnels et à un certain degré autobiographiques). La construction elle aussi est surprenante, on avance davantage par thèmes que chronologiquement comme dans les autobiographies plus paresseuses. Le talent est partout, oui, mais quel pédant, quelle hauteur ! Monsieur se plaint de se faire peu d'amis. Mais il ose aussi parler de lui à la troisième personne et de chanter son génie toutes les trois pages. Avec cet art de mélanger les langues pour le plaisir de faire le paon. Il propose un problème d'échec incomplet pour crâner et cite le merveilleux poète Sirine qui n'est autre qu'un de ses pseudonymes. Arrrgggghhhh ! J'ai besoin d'une petite pause avec le maître je crois bien.
Le Tambour (1959)
Die Blechtrommel
Sortie : 1961 (France). Roman
livre de Günter Grass
bilouaustria a mis 7/10.
Annotation :
La remarquable préface du traducteur Jean Amsler contient tout ce qu'il faut savoir sur ce livre si monumental. Il décrit ainsi l'écriture de Grass : "rêche, drue, insolite, brutale, usante, naïve, parfois nouée en ornements digressifs monstrueusement longs". Précis, exacte. Il évoque également Rabelais, ce qui paraît le meilleur rapprochement que l'on puisse trouver pour évoquer ce livre "énaurme", provocateur, bruyant, scatologique, tout ce qu'on voudra. Il faut s'accrocher mais la littérature est souvent à ce prix là, même si tout n'est pas réussi ici, loin s'en faut. On se frotte les yeux souvent, pour y croire, Oscar qui a refusé de grandir, a le corps d'un enfant de trois ans (94 cms) mais l'esprit d'un ado et joue les caïds avec son groupe de blousons noirs qui le prend pour une réincarnation de Jésus (!!). Il est plus tard sculpteur sur marbre (il taille des pierres tombales avec beaucoup de talent) et pose nu et soudain bossu pour des ateliers d'art. Je passe sur la mère suicidée aux sardines à l'huile ou le vendeur de légume dont on retrouve le cadavre pendu accroché dans ses balances (le poids de son corps apparaît immédiatement aux forces de police). Dérision macabre et étrange mais pas forcément le règlement de compte féroce avec le nazisme que j'attendais. Il y a des passages d'une force inouïe et des lourdeurs pas possibles, le tout dans un gros livre qui mérite, qu'on l'aime ou qu'on l'abandonne après 200 pages, son étiquette de classique (un classique mal aimable). Grass a un goût prononcé pour l'étrange, un vocabulaire encyclopédique, une générosité hors du commun. Ses saynètes construites comme autant de nouvelles ne peuvent laisser indifférent, mais encore une fois ne sont pas au goût de tout le monde (il faut voir l'accueil critique que le roman s'est ramassé à sa sortie). Aussi fascinant qu'indigeste.
L'Emploi du temps (1956)
Sortie : 1956 (France). Roman
livre de Michel Butor
bilouaustria a mis 7/10.
Annotation :
Les premières cent pages de ce roman sont dominées par une étrange tension. L'écriture de Butor est vivante, poétique, et profite d'une belle économie de moyens. Dans "L'emploi du temps" il dessine des spirales comme motif principal d'une étrange tapisserie qu'il tisse avec une grande méticulosité. Les multiples références bibliques et mythologiques et la chute pour le moins terrible de notre héros font de ces spirales de possibles cercles de l'enfer. Tantôt roman d'amour, roman policier, tantôt fable ou journal intime, ce texte unique montre l'habileté de Butor à enchâsser un récit dans un autre (souvent sur trois couches superposées), mais, aussi complexe soit-il, en maintenant une précision d'horloger, une précision Borgesienne dans la complexité. Le Nouveau Roman est parfois difficile à tout à fait définir, délimiter, mais le texte a sûrement de nombreux points communs avec l'excellent "Les gommes" de l'ami Robbe-Grillet.
Les Gommes (1953)
Sortie : 1953 (France). Roman
livre de Alain Robbe-Grillet
bilouaustria a mis 7/10.
Annotation :
Sur le site des éditions de Minuit, on trouve ce texte de Bruce Morissette qui résume parfaitement les particularités du roman :
"Rétrospectivement, le premier roman édité de Robbe-Grillet, Les Gommes (c'est en réalité le second), se révèle étonnamment prophétique de ses œuvres à venir : loin d'apparaître comme un ouvrage expérimental, ou un exercice de style dans un genre mixte - roman policier avec descriptions « objectales » –, il se présente comme l'archétype même du roman robbe-grilletien. Dans Les Gommes, ainsi que dans toutes les œuvres de Robbe-Grillet, le protagoniste décrit une trajectoire circulaire le ramenant en apparence à son point de départ – un peu comme s'il décrivait un cercle de Jean-Baptiste Vico. Pourtant, malgré la ressemblance des situations initiale et finale, le destin se trouve inéluctablement modifié. Le fabuleux serpent gnostique Ouroboros se mord la queue : telles les écailles bariolées de son corps sinueux, les objets et les scènes des Gommes composent une série secrète d'éléments dont chacun, en dépit de l'imbrication générale, calculée, semble persister obstinément dans une existence aberrante, injustifiable."