Les livres - 2018
Illustration : Paul Klee, Jardins du sud (détail)
(Les livres lus le plus récemment sont en tête de liste.)
50 livres
créée il y a presque 7 ans · modifiée il y a plus de 5 ansLes Souffrances du jeune Werther (1776)
Die Leiden des jungen Werthers
Sortie : 29 septembre 1774 (Allemagne). Roman
livre de Johann Wolfgang von Goethe
Behuliphruen a mis 5/10.
Annotation :
Je discerne bien sûr l'importance capitale de ce récit pour l'histoire de la littérature, le génie de Goethe qui forge là un archétype et ne crée rien de moins qu'une tradition littéraire. Peut-être qu'une lecture actuelle est, ainsi, quelque peu parasitée par le poids de cette filiation : le héros romantique est une figure tellement ancrée dans notre imaginaire, tellement proche de la caricature aussi, qu'il est difficile de se passionner pour ce destin prévisible...
L'art poétic (1988)
Sortie : 4 mars 1997 (France). Poésie
livre de Olivier Cadiot
Behuliphruen a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
L'art poétic' d'Olivier Cadiot se propose d'abolir toute frontière entre langage poétique et langage du quotidien : c'est une sorte de poésie ready-made, composée à partir d'énoncés de manuels de grammaire et, plus sporadiquement, d'anglais ou de latin. Quel meilleur "art poétique", effectivement, que des livres d'apprentissage de la lecture ? On y atteint une sorte de degré zéro de la littérature... Mais il faut tout l'art d'Olivier Cadiot pour agencer, avec une pointe de cocasserie, ces énoncés de grammaire, exemples et phrases à trous à la sécheresse naïve. Tout lyrisme et toute subjectivité sont apparemment évacués, mais en réalité l'aspect narratif, les répétitions, les reformulations tautologiques ("Je pense à un jardin - j'y pense. Je pense à des jardins - j'y pense."), l'importance des temps verbaux, l'obsession de la conjugaison, composent un paysage plutôt mélancolique. Mais c'est précisément là que Cadiot subvertit plusieurs siècles de tradition poétique lyrique. Il détricote ce langage a priori pauvre et stéréotypé, qui, dans le ressassement à la fois ironique et légèrement neurasthénique de ses motifs et de ses tournures, y gagne une curieuse intensité.
Le Passage de Milan (1954)
Sortie : 1954 (France). Roman
livre de Michel Butor
Behuliphruen a mis 5/10.
Annotation :
Le thème principal du roman est peut-être le passage du temps : dans sa structure même (douze chapitres, douze heures) et dans les motifs qui reviennent régulièrement, du vieillissement à la fête d'anniversaire, en passant par un curieux projet de roman de science-fiction, où l'avenir de la civilisation serait prévu grâce au contrôle de l'innovation et du progrès. Peut-être faut-il alors lire "Passage de Milan", comme le passage de mille ans...
Voilà qui ne justifie pas, cependant, la sensation d'avoir affaire à un livre assez daté, dont le ton expérimental n'a, me semble-t-il, pas très bien vieilli. C'est un reproche que l'on adresse souvent au Nouveau Roman, mais que je ressens vraiment ici pour la première fois, même si le style parfois étrangement maniéré de Butor s'éloigne de l'écriture blanche associée aux éditions de Minuit. Beaucoup de procédés et de points de vue différents sont employés : monologues intérieurs, dialogues, narration extérieure, rêves... Cela donne quelque chose d'assez composite, bizarrement construit et inégalement convaincant (avec des longueurs peu digestes).
Ce passage est double en vérité, dans le temps mais aussi dans l'espace, c'est peut-être ce qu'il y a de plus séduisant. On glisse d'un étage à l'autre, des soupentes à la cave, selon une approche qui n'est pas sans rappeler celle que Perec mettra à l'oeuvre dans La Vie mode d'emploi : Passage de Milan en est assurément une source d'inspiration directe.
Le Caravage
Sortie : février 2008 (France). Biographie
livre de Gérard-Julien Salvy
Behuliphruen a mis 8/10.
Annotation :
La biographie de Gérard-Julien Salvy, en fustigeant la superficialité et l'inanité des lectures psychologisantes de son oeuvre, ne sacrifie pas à la légende noire du Caravage. Il préfère se livrer à un historique précis des toiles du maîtres, qu'il analyse ensuite avec beaucoup de clarté, en mettant à contribution les principaux spécialistes de la question. Il s'agit d'abord de replacer cette oeuvre si révolutionnaire dans le contexte qui l'a vu naître, c'est-à-dire celui de la peinture lombarde, au naturalisme humble et sincère, attentif au rendu de la lumière. Le livre, avec une plume inspirée, égrène ensuite les périodes successives de la carrière de l'artiste : séjour romain, première halte napolitaine, refuge à Malte, retour en Sicile puis à Naples, mort sur la route de Rome : autant d'étapes qui scandent une carrière artistique toujours plus ascétique et audacieuse.
Dès ses premières œuvres personnelles, la manière du Caravage déconcerte. La part mythologique ou symbolique de ses sujets est évacuée au profit d'une lecture naturaliste : c'est la nature morte qui reçoit une dignité nouvelle, ce sont les prostituées et garçons des rues qui entrent dans le tableau... L'exigence de vérité guide la quête artistique du Caravage qui, entre le rigorisme de la Contre-Réforme et les fantaisies vaines du maniérisme romain, entreprend une relecture radicale de l'iconographie traditionnelle. Mettant en scène une réalité libérée de toute médiation, il innove dans le choix de l'instant représenté, porteur du maximum d'intensité dramatique. Gérard-Julien Salvy conclut sur l'angoisse religieuse profonde du Caravage, qui n'a ni peur ni espérance, mais dont l'instinct agressif, renforcé par la culpabilité, le pousse jusqu'à l'autodestruction. De Méduse captée au moment où elle darde sur le peintre son regard pétrifiant, à la figure de Goliath décapité auquel il prête ses traits, le Caravage n'aura cessé de tourner autour de l’idée forcément irreprésentable de sa propre mort.
Mademoiselle Else (1924)
Fräulein Else
Sortie : 1924 (France). Nouvelle
livre de Arthur Schnitzler
Behuliphruen a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Sans doute seul un écrivain hors du commun peut sonder ainsi le cœur d'une jeune fille de dix-neuf ans, quand il a lui-même le triple de son âge... C'est formellement époustouflant : le monologue intérieur est mené avec une finesse et une précision extraordinaires, une forme d'humour et de grâce, aussi. Et pourtant récit terrible - dont on peut sans doute aussi faire une lecture psychanalytique - dilemme qui se résout de manière saisissante et tragique. La psyché de ce personnage féminin, déchirée entre piété filiale, orgueil bafoué, désir mal enseveli m'a fait penser à Virginia Woolf. D'autant plus qu'au fil de ce flux de conscience, traversé de contradictions et d'hésitations, la raison vacille sous les coups des convenances, des oppressions hypocrites, de la perversité déguisée... Un coup de maître.
Trois enfants du tumulte (2018)
Sortie : 30 août 2018. Roman
livre de Yves Bichet
Behuliphruen a mis 3/10.
Annotation :
[Prix Roman des Etudiants France-Culture-Télérama, 5/5]
Je n'ai pas compris le projet d'Yves Bichet : a-t-il voulu écrire un roman, livrer un témoignage ou mener une enquête ? Etant un peu tout cela à la fois, "Trois enfants du tumulte" n'est au final pas grand chose. Impossible de se passionner pour cette intrigue confuse, ces personnages sans profondeur, cette narration qui oscille, sans raison, entre la première et la troisième personne. Tout est brossé de manière trop superficielle, caricaturale, presque journalistique, insistant sur des épisodes ou des détails saugrenus au symbolisme appuyé (la baignoire transparente et le jeu d'échecs humain...) qui ont achevé de me détacher de ce roman.
Sur le fond, il n'est pas inintéressant de se focaliser sur l'après mai-68 : période de "dégrisement" et de répression, qui débouche sur deux attitudes opposées : la résignation ou la radicalisation. De trop rares passages nous font alors deviner ce que ce roman aurait pu être, sur la perte des illusions, le combat pour les idéaux et et la soif de justice. Le résultat, bien pauvre et incertain, en est loin.
Ça raconte Sarah (2018)
Sortie : 6 septembre 2018. Roman
livre de Pauline Delabroy-Allard
Behuliphruen a mis 5/10.
Annotation :
[Prix Roman des Etudiants France Culture-Télérama, 4/5]
Bon, ce n'est pas un mauvais livre, et je suis peut-être d'autant plus sévère qu'il rencontre un franc succès. A mon avis pas tout à fait mérité, mais guère surprenant tant ce récit, qui me semble assez convenu, paradoxalement tiède jusque dans sa façon de parler de la passion, prend finalement peu de risques. Il donne au lecteur ce à quoi il s'attend, y compris l'impression d'avoir affaire à un "vrai écrivain", avec "son style", qui se limite en fait à quelques trouvailles combinées à une abondance de références, fonctionnant comme des citations, simplement plaquées : les titres de pièces de Goldoni, "La jeune fille et la mort", le vocabulaire musical… Heureusement l’écriture, qui a pour elle une forme de légèreté joueuse, permet, dans une certaine mesure, de faire passer ces clins d’œil sur-signifiants.
J’ai en revanche moins de tolérance à l’égard des paragraphes au style wikipédiesque ( tic d'écriture contemporain ?), parfaitement inutiles et inintéressants. Il y a dans "Ça raconte Sarah" plusieurs scories de ce genre. Ce récit des élancements du cœur, du fracas des corps puis du chagrin inconsolable contient certes des intuitions, des idées, des images parfois réussies, mais tout cela reste superficiel, insuffisant. Le tout s'avère plutôt bavard, sans avoir grand chose à dire, comme en témoigne cette incapacité manifeste à conclure une seconde partie qui piétine franchement.
Arcadie (2018)
Sortie : 23 août 2018 (France). Roman
livre de Emmanuelle Bayamack-Tam / Rebecca Lighieri
Behuliphruen a mis 7/10, l'a mis dans ses coups de cœur et a écrit une critique.
Annotation :
[Prix Roman des Etudiants France Culture-Télérama, 3/5]
[Critiqué]
Leurs enfants après eux (2018)
Sortie : 20 août 2018. Roman
livre de Nicolas Mathieu
Annotation :
[Prix Roman des Etudiants France Culture-Télérama, 2/5]
Le livre gagne en épaisseur au fil des chapitres, et sa plus belle réussite tient dans cette ampleur, cette vue en coupe d'une vallée mosellane, marquée par la désespérance et la désindustrialisation. Le roman m'a semblé être avant tout un livre sur l'adolescence, et il capte avec intelligence ces vies pendant le laps de temps où elles se nouent, de manière décisive, entre quatorze et vingt ans, avec leur lot d'espoirs et d'illusions. Assurément la force du roman réside dans ses personnages.
Quand je me penche sur les détails, je suis moins enthousiaste. Déjà à cause du style, souvent plat, parfois maladroit, et d'une écriture qui tend à compartimenter le texte entre le fil proprement narratif, les considérations psychologiques et les constats sociologiques - ces deux derniers registres n'étant pas toujours très subtils. Car si son propos paraît sonner "vrai", ne serait-ce pas, au final, davantage à cause de sa banalité que de sa justesse ?
La structure même du livre et les chassés-croisés entre les personnages sont un peu artificiels et systématiques, en dépit de la sympathie qu'on éprouve pour eux. Reste enfin l'idée la plus intéressante du roman : l'enfermement géographique, dans ce paysage que les personnages ne peuvent quitter, qui leur colle à la peau, et qu'ils ne cessent de sillonner, en voiture, en scooter, à pieds - main dans la main, en bande ou tout seul...
La Robe blanche (2018)
Sortie : 23 août 2018. Roman
livre de Nathalie Léger
Behuliphruen a mis 7/10.
Annotation :
[Prix Roman des Etudiants France Culture-Télérama, 1/5]
Déjà, il y a une langue, rythmée, modulée par le jeu des virgules, sobre et imagée, toujours tenue et parfois non dénuée d'humour. J’aime beaucoup la manière dont Nathalie Léger confronte deux récits : la vie de sa mère, que son mari a maltraitée et abandonnée, et celle d'une artiste italienne, Pippa Bacca, qui a entrepris, à l'occasion d'une performance au long cours, de rallier Jérusalem en auto-stop, vêtue d'une robe de mariée.
Le livre - le plus éloigné, parmi la sélection du Prix du Roman Etudiant, du genre romanesque - n'est pas une enquête, tout au plus un récit sur le travail littéraire (presque un work in progress), sur la capacité de l'art à rendre justice à des innocences brisées. Une capacité que Nathalie Léger interroge, met en doute. Face à ces deux destins, elle éprouve la même incompréhension : pourquoi endurer, si longtemps, toutes ces humiliations, ces vexations, ces "défaites quotidiennes" ? et comment croire que l'art peut réparer quelque chose de la folie des hommes ?
Alors, sans illusions ni pathos, Nathalie Léger décrit, relate, édifiant ainsi un double "mémorial de mots", comme le rachat d'une dette dont, d'ailleurs, la valeur n'est jamais fixée : les vies de sa mère et de Pippa sont-elles héroïques, orgueilleuses ou idiotes ? La beauté de ce texte réside peut-être justement dans sa suspension, son absence de réponse aux questions soulevées par ces deux destins, l'un tristement banal, l'autre absurdement singulier.
Plume (1938)
précédé de Lointain intérieur
Sortie : 23 octobre 1985 (France). Poésie
livre de Henri Michaux
Behuliphruen a mis 9/10.
Annotation :
Difficile de s'étendre sur ce recueil, de témoigner de mon ressenti sur cette écriture... Une écriture qui fore, qui gratte, qui serpente, qui travaille profondément. Qui a toujours quelque chose d'organique - mais s'il y a du corps et de la chair, ils n'ont rien de chaleureux : c'est une animalité qui grouille, des tissus qui se déchirent. Où pourrait-on d'ailleurs trouver de la chaleur dans ce monde-ci, où la contemplation est douloureuse et le labeur humiliant ? Monde incompréhensible, hérissé, cruel, étau qui resserre et étouffe. Qui rend malade, d'une maladie incurable et hallucinatoire, dont même la fuite vers un pays lointain, vers "la nuit sans limites", vers un "lointain intérieur" ne peut tout à fait atténuer les menaces.
La Poétique de l'espace (1957)
Sortie : 1 janvier 1961 (France). Essai, Philosophie
livre de Gaston Bachelard
Behuliphruen a mis 5/10.
Annotation :
Je découvre Bachelard, et, bon, je referme cette "Poétique de l'espace" avec le désagréable sentiment d'avoir perdu mon temps... Alors que le sujet m'intéressait, je n'ai pas l'impression d'en avoir retiré grand chose. La faute est mienne, sans doute !
La préface est intéressante et la liste des sujets abordés alléchante et intrigante : la maison, les armoires, les tiroirs, mais aussi les coins, le rond, ou encore le nid, toujours appréhendés par le prisme de l'imaginaire poétique. Pour Bachelard, l'image poétique est directement issue de l'âme, et, à ce titre, il faut renoncer aux outils du psychologue ou du psychanalyste, pour "vivre" pleinement les images, les appréhender en tant que telles, comme phénomènes autonomes. Soit, tout cela est plutôt séduisant, mais m'a bien souvent semblé se limiter à de la paraphrase de quelques auteurs (Rilke, Jouve, Supervielle et Baudelaire principalement) dans le but d'étayer des intuitions plus ou moins développées. Parfois il pointe du doigt des éléments intéressants - sur la verticalité de la maison ou la dialectique de l'immense et de l'intime. Mais je crains que l'approche "phénoménologique" dont il se réclame, qui travaille sur l'infime, la rêverie et l'imaginaire (cela nous est rappelé presque à chaque page, comme pour se justifier constamment, ce qui est un peu fatigant) n'enrobe bien souvent des idées plutôt banales...
Alors certes, Bachelard a le sens de la formule, il est pédagogue et parfois poète lui-même, sans jargonner. Encore que son ton volontiers emphatique m'a agacé : tout est "grand", du "grand poète" à "l'immense domaine de l'imagination"... Non, je crois que sur cette question de l'espace vécu, je préfère m'en remettre à l'approche pragmatique de Perec, par exemple...
Battling le ténébreux (1928)
Ou La mue périlleuse
Sortie : 21 septembre 1928. Roman
livre de Alexandre Vialatte
Behuliphruen a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Je cherchais depuis longtemps un livre à placer aux côtés de Fermina Marquez. C'est chose faite, même si le lyrisme ironique et l'exubérance désinvolte du style font pencher "Battling" du côté des Toulet et Levet - qui figurent d'ailleurs parmi les lectures du narrateur et de ses amis. Il s'agit de compenser l'atmosphère de sous-préfecture, l'ennui des heures de cours et de permanence par les "rhums-fantaisies", les lectures, les rêves d'exotisme et, surtout, l'amitié. L'écriture ressemble à l'adolescence qu'elle met en mots, cet âge goguenard et lyrique : sous un voile légèrement mélancolique, "Battling" est ainsi un roman en chaud-froid. Récit d'amitiés adolescentes - qui a, à mon sens, bien mieux vieilli que Le Grand Meaulnes... - au goût de paradis perdu, où la gouaille des lycéens se mêle à l'onirisme. Le sous-titre ("La mue périlleuse") annonce des dangers et des drames, qui sont pour Vialatte l'occasion de sonder, avec une poésie subtile, cet âge contradictoire, où le choc des élans incontrôlés et de la peur du ridicule, de la pudeur et de la sensibilité, est parfois insurmontable...
Les Ailes de la colombe (1902)
The Wings of the Dove
Sortie : 1953 (France). Roman
livre de Henry James
Behuliphruen a mis 9/10.
Annotation :
Je me doutais qu'attaquer l'un des trois derniers romans (achevés) de James, considérés comme le sommet de son oeuvre, serait une tâche ardue. Je ne m'étais pas trompé... Si "Les Ailes de la colombe" est si difficile, c'est que l'art de James atteint ici un point de quasi-abstraction. C'est une expérience de lecture vraiment étrange : si peu de solide, de sensible, de chair, d'action - et tant d'impressions, de circonvolutions, de supputations, de machinations. L'esprit des personnages est perpétuellement en éveil, et celui du lecteur doit être impérativement concentré pour suivre la phrase allusive de James, qui sonde la psychologie de ses héros avec un raffinement invraisemblable. Que reproduit-il ? Rien d'autre que le jeu des réactions, des impressions, des sensations, et des spéculations qu'elles-mêmes font naître chez leurs interlocuteurs - beaucoup de dialogues, donc, et un discours indirect qui préfigure le flux de conscience.
Ces fils entrelacés tissent un réseau souvent opaque, mais que le brillant constant de l'ironie empêche de rendre obscur. Voilà ce qui me plaît tant chez James, voilà la nature du plaisir que sa lecture, qui se mérite, fait finalement naître en moi. L'ironie rejoint un certain pessimisme dont j'ai déjà pu faire l'expérience avec "Portrait de femme" : c'en est un ici, celui de Milly Theale, jeune américaine immensément riche, prise dans un piège serré dressé par l'Europe, continent vieux et corrompu. La grandeur et la candeur mêlées de Milly éblouissent une Angleterre cupide et retorse - d'autant que la menace d'une mort inéluctable - et mystérieuse - plane sur cette figure tragique. Sa force de vie, sa soif d'amour, d'aucuns vont tenter de l'asservir...
C'est aussi un livre plein de trous : James ose des ellipses incroyables, qui occultent souvent les événements centraux de l'intrigue. C'est un art à la fois tellement subtil, raffiné, impalpable - et en même temps tellement inébranlable, assuré, solide ; un art qui ne cesse de m'impressionner.
SchrummSchrumm (1966)
ou l'Excursion dominicale aux sables mouvants
Sortie : 1966 (France). Roman
livre de Fernand Combet
Behuliphruen a mis 9/10, l'a mis dans ses coups de cœur et a écrit une critique.
Annotation :
[Critiqué]
Mars (1975)
Sortie : octobre 1979 (France). Récit
livre de Fritz Zorn
Behuliphruen a mis 7/10.
Annotation :
L'incipit (« Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul."), qui est sans doute un chef d'œuvre en la matière, annonce la couleur : l'introspection sera sans concession, la mise à nu d'une grande lucidité. L'auteur, âgé de trente-deux ans, est malade du corps (un cancer) et de l'âme (une névrose), et toute sa démonstration repose sur l'idée de somatisation : la tumeur comme concrétisation de son éducation bourgeoise, obsédée par l'"harmonie", la tranquillité et la bienséance.
Toutefois, Zorn affirmant que "seul l'individuel est [s]on histoire", Mars apparaît avant tout comme le récit de la quête d'une individualité, qu'il trouve non seulement dans la souffrance qu'il éprouve, et qui le distingue de ses parents, mais plus encore dans la partie de lui-même qui combat contre la tumeur, c'est-à-dire contre cet héritage familial et "bourgeois". De là le choix du pseudonyme : Fritz Angst ("la peur", son nom de naissance) devient Fritz Zorn ("la colère").
Devant l'urgence, la souffrance, la précarité, le ton du livre est souvent radical, aiguisé, et cette colère sans nuance - ce qui n'empêche pas l'autoanalyse d'être un modèle de subtilité, il y aurait beaucoup à prendre en notes - impressionne - à défaut de le rendre toujours convaincant. La première partie est moins pénétrante, et le livre souffre de redondances, même si Zorn justifie ces répétitions par la nécessité, encore et toujours, de clamer son implacable message. Mais il n'a pas besoin de convaincre, au fond : sa vie, son malheur, sa maladie, son échec suffisent ; c'est pourquoi il lui suffit de les exposer, des les décortiquer, de les démonter, dans un style dont l'absence de pathos trouble, fascine et dérange.
L'écho de Paul Bowles
Sortie : 16 février 2004 (France).
livre de Paul Bowles
Behuliphruen a mis 5/10.
Annotation :
(Bon, bien sûr, bien que Paul Bowles en soit l'auteur, ce livre s'intitule simplement "L'écho"...)
Ces nouvelles, qui constituent onze variations sur la solitude d'êtres confrontés à un environnement hostile, s'attachent surtout à faire naître une atmosphère latente de malaise. Leur mouvement est souvent le même : ce malaise va crescendo, avant de se cristalliser au point culminant du texte ; puis la tension retombe, sans que la solitude ou le désespoir aient trouvé un remède...
Ainsi, malgré la diversité des lieux où Bowles embarque le lecteur (l'Afrique, l'Amérique du Sud, New York - le désert, la jungle, la ville : toujours des lieux trop vastes pour les protagonistes), les situations sont un peu redondantes, d'autant plus que l'élément dramatique est souvent ténu. Une ou deux sortent du lot - je pense à la nouvelle sur la schizophrénie, voire au "conte de Noël" - mais les textes demeurent trop explicatifs, trop appliqués, d'autant que l'écriture manque d'inspiration. Ça ne décolle pas, ça ronronne. C'est peut-être la brièveté de la forme qui est en cause : il manque à ces courtes nouvelles une ampleur, un mystère, des brisures de rythmes, un souffle qui faisaient la beauté désespérée et fataliste d'Un thé au Sahara.
Vercoquin et le Plancton (1947)
Sortie : 1947 (France). Roman
livre de Boris Vian
Behuliphruen a mis 7/10.
Annotation :
Il se peut que le côté potache de ce roman à clefs, semé de clins d’œil autobiographiques, nuise un peu à l'ensemble, parfois longuet. Si je garde un souvenir meilleur encore de "Trouble dans les andains", qui partage, avec Vercoquin, entre autres, le même couple de personnages principaux, on ne peut qu'être séduit par la satire de la vie de bureau à l'AFNOR, par les "surprises-parties" insouciantes des "zazous" qui ouvrent et ferment le roman et, surtout, par l'extraordinaire invention verbale. C'est un régal de dextérité, d'incongruités, de détournements et d'absurde, à l'image de cette phrase parmi d'autres : "Il se mit à glousser comme une poule hermaphrodite qui aurait échangé trois os de seiche contre un couffin de dattes”...
Histoire de Gil Blas de Santillane (1735)
Sortie : 1735 (France). Roman
livre de Lesage
Behuliphruen a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Les quelques a priori que j'avais avant lecture se sont vite dissipés : j'ai vraiment lu avec beaucoup d'appétit ce Gil Blas qui n'est, en fait, ni vieilli ni lassant. Il faut louer le style vif, enlevé, léger de Lesage, qui se flatte d'ailleurs d'éviter longueurs et lourdeurs. Les portraits, les lieux et les péripéties (parfois invraisemblables) sont brossés avec un sens de l'économie qui conserve toute leur fraîcheur à ces quelques mille pages de roman picaresque.
Et surtout, c'était émouvant de voir ainsi défiler la vie de Gil Blas, héros qui se perfectionne peu à peu, qui prend de l'assurance, qui découvre l'Espagne, qui se fait de nouveaux amis... Il y a beaucoup d'humanité dans ce portrait de picaro, qui sait saisir les occasions, qui fait son miel des hasards de la vie, avec une bienveillance enjouée. Et ce plaisir aussi, à chacune de ces rencontres, de découvrir des histoires imbriquées, emboîtées, la réjouissante arborescence des intrigues.
Claudine à l'école (1900)
Sortie : 1900 (France). Roman
Behuliphruen a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Le mieux, c'est quand j'allais lire Claudine dans la forêt et là, vraiment, j'y étais, à Montigny, avec la grande Anaïs, Marie Belhomme, Mademoiselle Sergent et Aimée, Dutertre et Antonin Rabastens, et c'était bien... Claudine, bien sûr, est particulièrement dégourdie et alerte, spirituelle et "un peu folle", comme on le lui fait souvent remarquer. Il faut dire que le reste de l'école est du même tonneau : point de sages écolières ni d'institutrices sévères dans ce roman qui déborde d'humour et de sensualité. Relevé par les éclats et autres bons mots d'une Claudine attachante , il compte quelques scènes délicieuses, du passage du brevet à la visite du ministre.
Le ton enlevé de ce journal adolescent, émaillé de patois et de points d'exclamations, sait aussi se faire soudainement mélancolique, lorsqu'il s'agit de quitter cette école à nulle autre pareille. Des choses se profilent, à l'occasion du bal de fin d'année (comme chez Rosamond Lehmann lue en début d'année), qui font un peu peur, malgré toute l'espièglerie et l'amour de la liberté de Claudine :
"Adieu la classe, adieu, Mademoiselle et son amie ; adieu, féline petite Luce et méchante Anaïs ! Je vais vous quitter pour entrer dans le monde ; - ça m'étonnera bien si je m'y amuse autant qu'à l'Ecole."
Grande couronne (1995)
Grande couronne
Sortie : août 1995. Roman
livre de Pascal Licari
Behuliphruen a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
La première phrase introduit d'emblée une étrangeté qui ne quittera jamais ce récit, d'une banalité détachée. Il pourrait y avoir quelque chose d'Echenoz dans le héros (sans prénom) qui nous raconte ces quelques mois passés dans la banlieue sud de Paris. Mais le style est aux antipodes : les phrases, qui bien souvent ne dépassent pas quatre ou cinq mots, sont ici bâties sur le modèle invariable sujet-verbe-complément.
Le ton factuel, l'extrême sobriété du style, le détachement du personnage principal s'accordent au décor de ces pavillons de banlieue. Pourtant il y a ici davantage de Flaubert que de Houellebecq : les imparfaits ironiques décrivent des banlieues faussement banales, où de vrais drames se jouent, où une touchante histoire d'amour éclot, où persiste un spleen doux, discret autant que sans remède.
Les Fruits d'or (1963)
Sortie : 24 avril 1963 (France). Roman
livre de Nathalie Sarraute
Behuliphruen a mis 8/10.
Annotation :
Livre sur un livre éponyme, "Les Fruits d'Or" est ainsi l'histoire de la réception critique de ce "roman dans le roman" (dont on n'apercevra que quelques motifs, l'évocation de quelques scènes). Le roman est fait de jeux d'interprétations et d'influences, de jugements esthétiques exprimés par les narrateurs (si le mot a un sens ici). Nathalie Sarraute décortique ainsi les rapports de force qui sont à l’œuvre dès qu'il est question d'appréciation critique : enthousiasme ou rejet, conformisme ou snobisme, ressenti spontané ou glose jargonnante, cérébrale au point de se détacher du texte original.
N'est-ce pas visionnaire de faire, en 1963, des stratégies de communication la matière même d'un roman ? Plutôt que de s'intéresser au livre dans le livre, délaissant le pittoresque propre à la mise en abyme, Nathalie Sarraute observe ainsi de très près l'écume laissée, une fois que la vague est passée, et qui s'effacera peu à peu. Le décentrage est passionnant mais jamais aride : "Les Fruits d'Or" regorge au contraire d'images, de mots tâtonnants (souvent plusieurs pour définir et cerner la même idée), séparés par des virgules ou des points de suspension, au fil des flux de conscience qui tiennent lieu d'intrigue à ces 150 pages étonnantes, merveilleusement justes et ironiques.
Les Vacances
Sortie : 17 août 2017 (France). Roman
livre de Julie Wolkenstein
Behuliphruen a mis 5/10.
Annotation :
Titre et thème étaient prometteurs : une enquête sur le premier film, disparu, de Rohmer, une adaptation des Petites filles modèles. On suit donc Sophie, universitaire spécialiste de Ségur, sur le point de prendre sa retraite, et Paul, jeune doctorant en études de cinéma, dans leur investigation. Le jeu de pistes qui se joue entre Caen, Le Neubourg, Jullouville (lieu de tournage de "Pauline à la plage") et Paris, est plaisant, on se surprend soi-même à enquêter sur ce film fantôme et sur les lieux normands (le château de la comtesse, l'abbaye de l'IMEC, la villa de Saint-Pair) qui jalonnent le roman.
Roman qui a cependant la mauvaise et pénible habitude de compiler des fiches Wikipedia, et, de manière plus générale, de se perdre dans une infinité de détails et de considérations guère intéressantes. Dommage, car Julie Wolkenstein brode habilement sur les coïncidences entre la réalité et les romans qu'on lit, ceux qu'on s'imagine ou qu'on regarde sur grand écran. La légèreté du ton, les mini flash-backs et l'alternance des points de vue (façon champ / hors champ) compensent parfois la tendance à délayer.
Hélas la légèreté confine parfois au relâchement : le style a ses tics, l'utilisation du "langage jeune" est un peu bêbête. Le portrait légèrement ricanant des deux personnages, leurs attitudes, le thème de la différence d'âge ont quelque chose d'agaçant, surtout quand tout est si souvent répété (l'inventaire des tubes "Nostalgie", on y a droit à chaque trajet en voiture - et il y en a...). Heureusement, la jolie dernière scène atteint une grâce qui aura, donc, souvent manqué jusque là.
Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot
Sur les traces d'un inconnu (1798-1876)
Sortie : 19 septembre 2008 (France). Histoire
livre de Alain Corbin
Behuliphruen a mis 7/10.
Annotation :
Remarquable exercice auquel s'est livré Alain Corbin : reconstruire l'existence d'un individu ordinaire, inconnu, dont les archives n'ont retenu que le strict minimum : un nom - Louis-François Pinagot - un lieu - le hameau de la Basse-Frêne, dans le sud de l'Orne - un métier - sabotier. L'enquête s'articule autour de quelques grands thèmes : les horizons géographiques (à l'échelle du hameau, du village, du canton, mais surtout de la forêt de Bellême), le cercle des relations (la construction familiale, pas si prégnante qu'on pourrait le croire, et les complexes rapports interpersonnels, faits d'"arrangements", de tractations, de réciprocités), les conditions de vie (une grande pauvreté, la misère même durant quelques périodes, une relative prospérité à la fin de sa vie), le savoir et le rapport au passé (la langue des sabotiers et l'analphabétisme, alors que son père était lettré, les micro-événements, les légendes, les rumeurs, auxquels les veillées donnent de l'écho, une conception de l'histoire rythmée par les invasions prussiennes), enfin l'individu comme paroissien, garde national, électeur (autant de rôles joués sans grande conviction).
Alain Corbin se place à la hauteur de son sujet, c'est-à-dire qu'il fait preuve d'une grande modestie : tout ou presque est conjoncture, oscillant du probable ou possible. On est en terrain mouvant, et cela est d'autant plus passionnant que le récit de ce "monde retrouvé" est toujours indissociable de la méthodologie de Corbin, des propres limites de sa démarche. Reconstituer les contours d'une individualité au XIXe siècle nécessite de prendre mille précautions dans le maniement des sources, de resserrer sans cesse l'étreinte autour de son sujet, de faire preuve d'une imagination raisonnée, bref, de mener un patient exercice d'équilibriste, nécessairement frustrant.
Le Château (1926)
(traduction Alexandre Vialatte)
Das Schloß
Sortie : 1938 (France). Roman
livre de Franz Kafka
Behuliphruen a mis 9/10.
Annotation :
Déjà, cette impression poisseuse de s'engluer dans un lent cauchemar, où la conscience du temps et des distances se perd, où l'on est acteur et pourtant étranger, où le grotesque refait toujours surface... Les événements et les actions des personnages obéissent à des ressorts cachés, et sont toujours sujets à des interprétations, à des discussions sans fin. Ainsi, on parle beaucoup, les dialogues prennent même une place de plus en plus importante, mais plus les personnages parlent, plus le brouillard s'épaissit, plus les certitudes s'effacent. Le pauvre monde du village obéit à des règles immuables, obscures, dont l'absurdité et l'arbitraire sont peut-être moins terrifiants que leur caractère impénétrable et incertain : "ici les illusions sont plus fréquentes que les revirements".
Je ne fais que répéter des lieux communs, mais c'est fou comme ce livre paru en 1926 peut anticiper sur de monstrueux avatars de la modernité : l'administration tentaculaire, muette, inaccessible ; les mécanismes latents et obscurs de l'exclusion sociale ; l'errance sans repos de l'étranger... On pense forcément à la judéité de Kafka, surtout avec des phrases telles que : "leur capacité de résistance est presque aussi extraordinaire que leur vulnérabilité". Et à cette sorte de roman d'apprentissage, où K. cherche des réponses à ses questions, à son étrange quête d'identité, l'inachèvement donne un tour tragique encore plus frappant.
La Chevelure sacrifiée (1974)
Postřižiny
Sortie : 2003 (France). Roman
livre de Bohumil Hrabal
Behuliphruen a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
A-t-on souvent aussi bien écrit sur des cheveux ? Cette chevelure, c'est celle de la narratrice, Maryška, épouse du gérant d'une brasserie dans la Bohême communiste. Une chevelure aux boucles démesurées, surabondante, baroque, tout comme l'appétit de vivre de cette héroïne excentrique, que Bohumil Hrabal fait vivre avec une verve lyrique et cocasse. En contrepoint, le mari de Maryška est un homme mesuré, plus inquiet et taciturne. C'est autour de ce couple tendre et attachant, derrière lequel surgissent quelques seconds rôles de comédie, que se nouent les douze saynètes épiques qui forment le récit.
Démesurées elles aussi, les longues phrases en plis et replis évoquent de manière presque charnelle un monde de malt, de houblon, de chair à saucisse (la scène de la bataille de sang de boudin est formidable !). Dans cet îlot, où l'on se caresse et l'on rit à gorge déployée, Maryška vit dans un présent immédiat, qu'elle emplit tout entier avec une force peu commune. Dans son univers provincial et conservateur, où l'on convoque bien souvent un âge d'or dont il ne reste plus grand chose, la modernité accourt à toutes jambes, réservant surprises et scandales - au premier rang desquels figure le raccourcissement de l'homérique chevelure. Le courant d'air frais qui flotte désormais autour de la tête de Maryška, quand elle roule à vélo, annonce des temps nouveaux...
Deux histoires pragoises (1899)
(traduction Claude Porcell)
Sortie : 21 septembre 2013 (France). Recueil de nouvelles
livre de Rainer Maria Rilke
Behuliphruen a mis 5/10.
Annotation :
Lues en amuse-bouche avant un voyage à Prague, ces histoires pragoises ont déjà le mérite de mettre en appétit, grâce aux poétiques évocations du quartier du Château ou de Mala Strana, au printemps ou à la nuit tombée. Le contexte politique de la fin du XIXe siècle, l'effervescence du sentiment national tchèque dans l'Empire allemand, est le fil rouge qui relie ces deux nouvelles, par ailleurs un peu composites et bizarrement construites.
Ce sont des textes de jeunesse, et cela se ressent dans un certain manque de maîtrise narrative : on saute parfois du coq à l'âne et le style est étrangement tarabiscoté. On peut certes affirmer, bien que ce soit un peu léger, que cela convient bien au thème de ces deux histoires : la jeunesse d'un peuple qui commence maladroitement à prendre la parole. Les personnages principaux, Bohusch et Zdenko, vont vivre, profondément, cet "éveil" national, que l'on réduit bien souvent à un processus abstrait. Mais Rilke ne permet pas à cette prise de conscience d'aboutir : elle tourne court, à cause de la naïveté ou de la maladie, et les nouvelles ont un air inachevé, finissent en queue de poisson...
"Notre peuple est comme un enfant. Parfois, je comprends que notre haine des Allemands n'est en fait rien de politique mais quelque chose, comment dirai-je ? quelque chose d'humain. La source de notre rancune, ce n'est pas que nous devions partager notre pays natal avec les Allemands ; c'est de grandir sous la coupe d'un peuple aussi adulte qui vous rend triste. C'est l'histoire de l'enfant élevé au milieu de vieillards. Il apprend à sourire avant même d'avoir su rire."
Un thé au Sahara (1949)
Sortie : avril 2007 (France). Roman
livre de Paul Bowles
Behuliphruen a mis 8/10.
Annotation :
"Plonger dans l'inconnu pour trouver du nouveau" : ce pourrait être le leitmotiv du roman, qui voit le trio de personnages (un couple et son ami), aux relations difficiles, s'enfoncer toujours plus avant dans le Sahara. Longtemps, on ne verra pourtant pas grand chose du désert, lieu infini et silencieux : il sera surtout question de villes labyrinthiques, de ruelles étouffantes et de chambres d'hôtel malpropres. Le lieu devient alors une métaphore de la psychologie des personnages, sans cesse ramenés à leur solitude, à leur angoisse, à leur incompréhension mutuelle. Ce thème de l'incompréhension est central, au sein de l'impossible triangle amoureux, comme dans les rapports entre touristes et indigènes.
La plongée s'opère en trois temps, assez distincts, et se clôt sur la maladie, la mort, la folie. Dans un va-et-vient constant entre l'immensité du désert et l'oppression des villes muettes, entre la chaleur insoutenable et les frissons de la fièvre, Bowles fait profondément ressentir au lecteur à la fois quelque chose de ce Sahara qu'il connaît bien, et du malaise sans remède de ses personnages. Le livre est tout à la fois sombre, ironique, poétique et attachant. Y éclatent, de temps en temps, quelques éclairs au désespoir particulièrement acéré, comme cette phrase qui en dit long sur le roman : "Dans une minute, il sera douloureux de vivre".
Un an (1997)
Sortie : 1997 (France). Roman
livre de Jean Echenoz
Behuliphruen a mis 6/10.
Annotation :
Un Echenoz un peu anecdotique, non ? J'ai certes retrouvé avec plaisir sa langue, ses inventions et son univers, qui est ici encore plus flottant, presque irréel. Tout commence par un départ et finit par un retour, dans une boucle qui annonce "Je m'en vais" et son motif de l'errance. On se souviendra de balles de golf, des Landes à vélo, d'un propos presque engagé sur les SDF, étonnant chez Echenoz. Beaucoup de choses resteront hors champ, inexpliquées, dans un texte aussi peu bavard que son héroïne - à commencer par ce titre curieux pour un récit dont l'action dure... six mois. Et la dernière page, facétieuse et désinvolte (un peu facile ?), laisse gentiment perplexe.
Dominique (1863)
Sortie : 1863 (France). Roman
livre de Eugène Fromentin
Behuliphruen a mis 6/10.
Annotation :
"Dominique" prend la forme d'une longue confession : le personnage éponyme, un gentleman farmer dans la fleur de l'âge, retiré sur ses terres, relate au narrateur le récit de sa jeunesse. Une enfance campagnarde, une adolescence en pensionnat, un amour malheureux et destructeur, une arrivée à Paris avec son lot d'idéaux et de promesses… Rien de bien neuf, a priori, surtout en 1863 : on a parfois l'impression de lire un roman d'apprentissage un peu stéréotypé. Ce serait oublier, certes, l'inspiration autobiographique du roman, mais surtout la part d'originalité de cette trame apparemment convenue. Car Fromentin, comme conscient de venir trop tard, de porter le deuil d'un romantisme qui se meurt, livre une variation "fatiguée" du roman de formation.
Dominique aura cette phrase : "Aujourd'hui que j'ai retrouvé mon histoire dans les livres des autres, dont quelques-uns sont immortels, que vous dirais-je ?". Fatigue du déjà dit, du déjà écrit. Quant à l'arrivée à Paris, thème incontournable, elle commence ainsi : "Nous arrivâmes à Paris le soir" : Fromentin aborde le roman d'apprentissage au crépuscule. L'automne semble être sa saison préférée : elle donne lieu à de belles descriptions et éclaire tout le récit d'une lumière fataliste un peu triste.
Toutefois, Fromentin n'a pas le génie de Flaubert pour solder les ambitions poétiques et politiques du romantisme. Dépourvu d'ironie, le regard rétrospectif du narrateur sur son passé empêche de faire du roman une chronique de la désillusion. Dès le départ, les dés semblent lancés, dès les années hypersensibles de l'enfance la mélancolie, l'incapacité au bonheur sont là, en germe. Le héros ne pourra qu'assister à l'éclosion des symptômes du "mal du siècle". Là réside tout le romantisme de "Dominique", dont la gravité, le goût pour la maxime, pour l'assertion, pour les dialogues un peu sentencieux, n'a pas toujours bien vieilli.