Comme d’un bouquet, d’après quels critères juger d’une anthologie poétique réussie ? La quantité des pièces offertes à la curiosité du lecteur ? Leur caractère canonique ? Au contraire, leur rareté ? La beauté de chaque poème pris un à un ou l’impression d’ensemble qui s’en dégage ? Leur cohérence ou la capacité de l’anthologiste à balayer tous les styles, toutes les époques et les langues, avec plus ou moins d’érudition ?
Le florilège de Jacques Roubaud, comme son titre l’indique, propose cent vingt-huit poèmes (en fait cent vingt-neuf) francophones (en l’occurrence européens) et limités grosso modo aux deux premiers tiers du XXe siècle. À l’exception du dernier, il ne compte – Roubaud le relève – que des poèmes écrits par des hommes, et sauf erreur de ma part, on n’y trouve, contrairement à celui de Pompidou, par exemple, que des textes entiers : Jacques Roubaud laisse au lecteur le soin de dénicher, çà et là, le vers à extraire d’un poème, tant il est vrai que, depuis au moins « la belle Tarentine », certains vers ont l’air de pépites dans le courant d’une onde plus ou moins pure ; pour moi, « Notre rareté commençait un règne », dans « Évadné » de René Char, qui me paraît obéir à la « prosodie secrète et mystérieuse » dont parle Baudelaire autant que corroborer l’idée de Pascal Pia selon laquelle « s’il est intéressant, voire passionnant, de pénétrer les secrets d’un poète, […] cet intérêt ne s’éveille que si son œuvre nous a touchés ».
Je m’égare un peu, mais peut-être une anthologie poétique est-elle précisément faite pour pousser son lecteur à s’égarer – d’aucuns préféreront s’évader. Toute pétrie de goût de la transmission que soit celle de Roubaud (car il s’agit d’une commande du Centre de promotion du livre de jeunesse, à laquelle Bernard Chambaz, Marie Étienne et Emmanuel Hocquard ont aussi apporté un volume de contribution), elle fait la part belle à des poèmes suggestifs dans le sens le plus neutre du terme, et susceptibles de plaire sans racoler. (Ceux qui voient la différence entre se mettre au niveau de quelqu’un et se mettre à sa portée, et qui saisissent l’intérêt « pédagogique » de cette distinction comprendront de quoi je parle.)
La structure de ces Cent vingt-huit poèmes composés en langue française a certes une allure scolaire (« Apollinaire et tout près », « Dadas, surréalistes », « Poésie dans la guerre », « Trente, quarante, etc. » et « Les fins provisoires »), mais ne confond pas compromis et compromission, en plus de proposer, je le répète, quelques perles, d’auteurs connus : Apollinaire, Desnos, Cendrars…, ou plus confidentiels : si je vous dis Jacques Bens ? Georges Limbour ? Jean Tortel ? quelqu’un ?
Bien sûr, on pourra trouver à y redire : l’absence de Supervielle, le choix de poèmes de Prévert qui ne me semblent pas les meilleurs…, mais c’est le prix de n’importe quelle anthologie. De fait, même un lecteur de classiques relativement aguerri trouvera ici de quoi butiner, découvrir, redécouvrir, de l’inconnu et du nouveau.
P.S. pour les amateurs de listes : Anne-Marie Albiach, Apollinaire, Aragon, Artaud, Bens, Bonnefoy, Breton, Cassou, Cendrars, Char, Dadelsen, Daumal, Deguy, Desnos, Du Bouchet, Dupin, Éluard, Follain, Frédérique, Frénaud, Gilbert-Lecomte, Giroux, Giraudoux, Guillevic, Jaccottet, Jacob, Jouve, Limbour, Michaux, Morhange, Norge, Péret, Ponge, Prévert, Queneau, Réda, Reverdy, Denis Roche, Soupault, Tardieu, Tortel, Tzara, Valet et Vian.