1984
8.3
1984

livre de George Orwell (1949)

Ignorance est obéissance ; lecture est pouvoir

Dans ce roman de George Orwell, le lecteur découvre le récit d'un personnage, Winston Smith, dans un monde où ni les rêves, ni les pensées, ni les actes ne sont plus de l'ordre de l'intime. La notion d'intimité est balayé. L'individu n'existe plus. Tout est commun. Le commun est tout. Tout est surveillé, tout est suspect.


Le récit plonge le lecteur dans un véritable cauchemar éveillé d'une société en permanence surveillée. Pour le lecteur de l'époque, c'est un saut vers le futur, un futur effrayant, terrifiant, culpabilisant. Pour le lecteur d'aujourd'hui, c'est une plongée dans un passé n'ayant pas eu lieu, mais qui pourrait avoir lieu dans le futur, ou qui aurait lieu en ce moment même de la lecture.

Ainsi Winston Smith cherche-t-il à se libérer du carcan totalitaire dans lequel la population de la zone aérienne n°1 est embrigadée. Tout le monde semble pris au piège et devoir jouer une triste comédie. Le gouvernement en place, dirigé par le Grand Frère (Big Brother), instaure, dans une sorte de catharsis nécessaire à la libération de tout désir révolutionnaire, les "Deux minutes de haine" : insultes, crachats, jet de projectiles sur le télécran projetant l'ennemi public n°1 (Goldstein) permettent de libérer les foules de leur Haine. La Haine maintient les foules, les possède, les détruit. Tout le monde s'y adonne, tout le monde le fait parce qu'il le faut, et parce qu'il faut faire comme tout le monde :

"Ce qu'il y avait d'horrible dans ces Deux minutes de haine, ce n'était pas que l'on fût obligé d'y jouer un rôle, mais qu'il fût impossible d'éviter de se joindre aux autres." (p. 49).


Par ailleurs, cet embrigadement de la population est possible par l'ignorance de celle-ci :

"un Himalaya d'enthousiasmes d'imbéciles -- une de ces bêtes de somme zêlées qui obéissent sans discuter, et sur qui, bien plus que sur la Police de la pensée, reposait la stabilité du Parti." (p. 58). Ignorance est obéissance, pour reprendre la formule syntaxique des slogans du Parti :


GUERRE EST PAIX

LIBERTE EST ESCLAVAGE

IGNORANCE EST PUISSANCE

L'ignorance n'est pas seulement la clef de l'obéissance, mais aussi celle du contrôle de la pensée. L'Histoire est alors complètement instrumentalisée par le Parti : en effet, si personne ne connaît l'Histoire, le passé, les événements qui permettent de comparer et de réfléchir, qui pourrait démentir l'Histoire officielle véhiculée par le Parti ? Cette Histoire, le Parti la contrôle et la manipule à sa guise, comme il manipule l'opinion du peuple de ce pays fictif "Océanie" : "Jour après jour, et presque d'une minute à la suivante, le passé était actualisé. [...] L'histoire tout entière était un palimpseste soumis à l'effacement et à la réécriture aussi souvent qu'il le fallait." (p. 80). Cette réécriture de l'Histoire permet donc la manipulation totale des masses : "En un sens, c'était à des êtes incapables de la comprendre que la vision du monde du Parti s'imposait avec le plus de succès.". Le roman invite, par conséquent, à réfléchir à l'Histoire, à sa transmission, à la manière dont elle peut être employée à des fins idéologiques... La connaissance de l'Histoire est une nécessité pour éviter, en quelque sorte, d'être manipulé.


Un des autres axes du roman, bien mené par le récit, est celui de la parole et de la pensée. La langue officielle du Parti, et du continent Océanie, est celle du néoparle, langue rétrécie volontairement de sa substance, au vocabulaire réduit sous prétexte qu'une ablation, qu'une amputation du lexique rend le langage plus clair, plus ordonné, plus précis. Le paradoxe, bien évidemment, c'est qu'une langue aussi creuse et pauvre ne permet pas l'élaboration d'une pensée claire, ordonnée, précise ; et cela, le Parti l'a bien compris. Manipuler l'Histoire, c'est manipuler le passé, et donc le présent. Manipuler le langage, c'est manipuler la pensée. Ainsi, lors d'un dialogue entre Winston et Syme, ce dernier s'exclame : "Ne voyez-vous pas que l'ambition du néoparle est de rétrécir le champ de la pensée ? Nous finirons par rendre le délit de pensée littéralement impossible, parce qu'il n'existera plus de mots pour l'exprimer. [...] Nous approchons déjà de cet objectif [...]. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience se rétrécira toujours plus. Déjà aujourd'hui, il n'existe plus de raison ou d'excuse pour commettre un délit de pensée. C'est une simple question de maîtrise de soi, de contrôle de la réalité." Lire Mille neuf cent quatre-vingt-quatre aujourd'hui ne peut que nous alarmer sur la manipulation que peuvent faire des gouvernements du langage, et de tous les éléments de langage que nous pouvons rencontrer ici et là, voire tous les jours, dans la presse...


Outre ces aspects, le roman se lit extrêmement vite, et bien. Le récit est fluide, captivant. L'histoire d'amour, complètement inattendue, entre Smith et Julia, une de ses collègues - relation pourtant absolument interdite, car puisque l'individu n'existe pas, les sentiments amoureux ne peuvent exister -, donne au récit un souffle léger et permet d'interroger la notion d'intimité, d'amour, de passion... et de pulsions animales, primitives, sexuelles que chasse absolument le Parti.


Quelle place pour la résistance ? quelle place pour l'individu, l'intimité, l'amour ? Comment trouver sa place dans un monde dont nous ne parvenons pas à comprendre pourquoi il fonctionne ainsi, et pourquoi il a sombré dans une telle folie : "Un monde de peur, de trahison, de tourment, dans lequel on écrase ou on est écrasé, un monde qui, en se raffinant, deviendra non pas moins mais plus impitoyable. Dans notre monde, le progrès sera celui de la souffrance. [...] Dans notre monde, il n'y aura pas d'autres émotions que la peur, la colère, l'ivresse de la victoire et l'avilissement de soi. Tout le reste sera détruit - absolument tout." (p. 358) Tout est dit.

"Plus qu'un monde de triomphe, ce sera un monde de terreur. Plus le Parti sera puissant, plus le despotisme sera féroce."


Un roman à lire, et à relire. D'urgence.

yoyopldre
10
Écrit par

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le 27 juil. 2023

Critique lue 6 fois

yoyopldre

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