1984
8.3
1984

livre de George Orwell (1949)

CEREMONIAL

Il ne s'agit évidemment pas des trente ans du livre (publié en 1949) mais plutôt de l'anniversaire de l'anticipation, du titre - de l'apocalypse annoncée et de la dictature éternelle. Le pessimisme de George Orwell, déjà très présent dans Animal Farm, plus court, plus ludique, plus drôle aussi (mais très grinçant) se trouve-t-il justifié au vu des décennies ultérieures et des temps actuels ?

Il ne faut pas aller bien loin pour s'en convaincre.

BIG BROTHER

Par exemple - et comme dans bien d'autres endroits aussi redoutables (ou accueillants, c'est selon) - il suffit d'avoir vécu au Maroc, sous le long règne de Hassan II, sous le regard omniprésent de ce dernier, en photo sur tous les murs des villes, sur les barrages (souvent construits sur des lits d'oueds à sec), dans les mairies, dans toutes les classes des écoles, chez les marchands de légumes ou d'autres denrées, et sans doute dans la plupart des maisons, d'avoir vécu aussi dans des quartiers, ou dans des rues, où l'on savait que le voisin, pas toujours identifié, n'était là que pour rapporter vos propos (à peine déviants) à une autorité quelconque qui elle-même ...

... ou encore dans l'Espagne au temps de Franco, que quelques-uns regrettent, où lorsque dans les trains inondés de chaleur, face au silence hébété et buté de tous les voyageurs, l'un d'eux se mettait à divaguer contre la religion, contre l'Etat, contre Franco ... et que personne ne répondait parce que tous savaient qu'ils avaient affaire à un fou, ou plus sûrement à un provocateur, un agent mal masqué du régime ... Le bon vieux temps;

Avec Big Brother, bien au-delà de Hitler ou de Staline, Orwell a crée un concept formidable - d'autant plus éternel que son Big Brother ne se confond plus avec un homme, même tout puissant, mais renvoie à une idée. Où que vous soyez, "on" vous regarde ...

NOVLANGUE

Plus encore que Big Brother, le novlangue (qui fait l'objet d'un appendice aussi lumineux que lapidaire) est la plus géniale des trouvailles de 1984 - et sa plus belle anticipation. L'idée est simple - l'adaptation politique d'un principe évident : pas de pensée sans les mots pour l'ex-primer ! Il suffit donc de supprimer les mots, de les réduire, pour contrôler la pensée. Je ne résiste pas au plaisir de citer un fragment du texte, intégré dans le roman lui-même, dans la bouche d'un personnage, un des créateurs du novlangue, appelé à bientôt disparaître car la transformation radicale de la langue impose un excès d'intelligence non compatible avec la société en devenir :

- Prenez "bon" par exemple. Si vous avez un mot comme "bon", quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme "mauvais" ? "Inbon" fera tout aussi bien, mieux même parce qu'il est l'opposé exact de "bon", ce que n'est pas l'autre mot. Et si l'on désire un mot plus fort que "bon", quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme "excellent", "splendide" et tout le reste ? "Plusbon englobe le sens de tous ces mots, et, si l'on veut un mot encore plus fort, il y a "doubleplusbon". En résumé la notion complète du bon et du mauvais sera couverte par six mots seulement, en réalité un seul mot.
(...)
Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin nous rendrons impossible le crime par la pensée car il n'y aura plus de mots pour l'exprimer...

Et le pire n'est pas là - car aujourd'hui ce sont les hommes eux-mêmes, qui restreignent les limites de leur propre langage - ainsi du verlan identitaire qui finit par réduire les termes d'origine à une série de borborygmes : beur, meuf, keuf, keum ...

GUY DEBORD

Orwell annonce aussi l'ultime pensée politique - celle de Guy Debord et de la société du spectacle, l'idée essentielle d'un partage du monde entre deux ou trois grands groupes de pression, aux idéologies apparemment opposées, en fait identiques dans leurs applications, avec des oppositions apparentes et constamment surjouées, des guerres toujours reprises et délibérément sans vainqueur - et qui n'évoluent qu'aux frontières dans des zones prédestinées au martyr, constamment prises et reprises, et dont la Centrafrique ou le mali, l'Afghanistan ou la Tchétchénie, ou tel micro état d'Amérique centrale constituent les exemples les plus récurrents et les plus évidents.
Les oppositions, et d'abord les oppositions idéologiques, ne sont qu'éléments essentiels, constitutifs du spectacle.

ET ENCORE

Des idées aussi porteuses, aussi actuelles que l'élimination du passé (avec aujourd'hui toutes les luttes mémorielles, ou toutes les tentatives de négation) pour ôter tout repère différent par rapport à un éternel présent, ou l'idée un peu hermétique de la double pensée - où l'on peut formuler tout et son contraire, jusqu'à l'absurdité (2 + 2 = 5) si la stabilité sociale l'impose, ce qui n'est somme toute que le principe basique de toutes les croyances ...

BRAZIL - L'AVEU

Je n'ai relu 1984, après de nombreuses années, que pour le mettre en perspective avec l'extraordinaire film de Gilliam. mais en réalité leurs points communs ne sont que de surface : récits dystopiques, affirmation de son opposition par un personnage un peu prédestiné (un peu falot aussi) révélée à travers une histoire d'amour, existence incertaine d'une fraternité d'opposants, arrestation et torture ... Mais les traitement des deux récits sont sans rapport. Celui de Gilliam, totalement baroque, explose dans des actions incessantes, des rêves surréalistes, des décors insensés, des digressions irrésistibles alors que le récit de 1984 est clairement minimaliste : lui se sent mal dans ce monde-là, ils se rencontrent et s'aiment, il est arrêté, torturé et rééduqué - et tout se passe sur une durée très réduite et dans un minimum de lieux, très peu décrits ; appartements sinistres, bureau et cantine sinistres, rues sinistres, coin de forêt avec oiseau, maison ancienne et préservée (mais c'est un leurre), enfin cellules du Ministère de l'Amour - et ce nom seul est une trouvaille.

A la limite, 1984 se rapprocherait plus du chef d'oeuvre de Costa-Gavras, l'Aveu, adaptation du récit d'Arthur London - à travers un lavage de cerveau terrifiant et prolongé. mais l'Aveu est une oeuvre réaliste, fondé sur un récit autobiographique dénonçant les purges staliniennes.

1984 n'est ni surréaliste ni réaliste - c'est une épure. Un concentré d'essentiel. Au reste même l'histoire d'amour entre Winston et Julia est à peine une histoire d'amour : ils s'aiment presque a minima, comme un souvenir, une réminiscence de possibilités anciennes, que les conditionnements en cours n'ont pas réussi à leur faire perdre. Orwell ne vise pas le drame, a fortiori le mélodrame, les paramètres psychologiques sont évacués. 1984 est une épure, et c'est sa force.

ORWELL S'EST-IL TROMPE ?

A tout le moins, les réflexes de liberté, les résidus démocratiques semblent mettre en question ses théories et ses anticipations apocalyptiques (pas exactement - l'apocalypse est une fin plus que brutale ; la fin annoncée par 1984 est éternelle, stable, immobile et presque pire.) Ainsi les oppositions radicales et incontrôlées (wikileaks, Snowden et bien d'autres) se manifestent-elles un peu partout grâce à des nouvelles technologies bien plus difficiles à contrôler que les télécrans de 1984 ; ainsi se trompe-t-il sur le pouvoir définitif prêté aux politiques, dans un monde où tous les problèmes économiques auraient été définitivement réglés, alors même que les politiques ne semblent aujourd'hui que les domestiques des grands groupes et de la finance.

Cela dit, cette finance anonyme, tentaculaire, déléguant précisément ses actions immédiates à des seconds couteaux sans jamais vraiment se dévoiler, celle qui apparaît tout en restant masqué derrière ses porte-flingues dans Inside job par exemple, cette entité omnipotente et invisible n'est-elle pas l'avatar ultime de Big Brother ?

Et Orwell se garde bien de tout livrer. Il laisse des blancs. Pourquoi le bourreau offre-t-il au révolté le livre, le bréviaire de la révolte avant qu'il ne procède à son arrestation ? Pourquoi Orwell propose-t-il des extraits prolongés (et longuets) du livre, sans en donner les conclusions ? Pourquoi remet-il systématiquement les condamnés / rééduqués en liberté, avant de les éliminer bien plus tard ? Et la fraternité, cette opposition conceptuelle ou incarnée à Big Brother existe-telle vraiment ou n'est-elle qu'une manipulation de plus de la société du spectacle et de la mort ?

Toutes ces questions restent ouvertes.
pphf
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le 27 janv. 2014

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