300 Millions de Blake Butler est, en soi, un roman “racontable” : il a une histoire qui tient sur un plot central d’apparence connue. Un serial killer rassemblait et gouroutisait des jeunes hommes dans une “Maison Noire” pour les inciter à kidnapper et tuer des gens au hasard. Son projet sera rien moins que de tuer 300 millions de personnes pour permettre l’avènement de Darrell, dieu/démon du chaos. On suit un enquêteur qui remonte les évènements et perd lui-même de plus en plus pied, comme le monde autour de lui. Un fou, un flic, la violence et la folie, déjà vu et revu, certes. Sauf que non. Pas vu et pas écrit comme ça. Parce que c’est simple : je n’ai, et vous n’avez sans doute vous aussi, jamais rien lu de pareil. 300 Millions n’est même pas un “livre” au sens classique du terme : c’est une longue incantation de poésie schizophrène qui raconte le dérèglement général de tout ce qui se passe au fur et à mesure de l’action du récit. La “Maison Noire” est construite sur un charnier qui ouvre une porte vers une autre dimension, à moins que ce ne soit dans la tête même du tueur, plus le flic avance dans son enquête, plus sa réalité se fragmente, les notes de bas de pages contredisent ce qu’on vient à peine de lire,des cassettes VHS de bruit blanc rendent ceux qui les visionnent fous et homicides, des milliers puis des millions de gens meurent, d’autres personnages apparaissent dont on ne sait pas si ils sont de “vrais” personnages et peut-être que le tueur, le flic, Darrell, et tout le monde en fait est la même personne. Pour vous donner une idée, un extrait de cette prose démente :
« Elle avait un autre ventre sur elle, le trimestre d’une autre personne. Sa courbure était complexe et stupide et me suppliait de l’embrasser. En le faisant, j’ai entendu ses autres enfants dans la chambre qui crevaient à l’intérieur de leurs rêves quand un mot envoyé par les câbles de mes lèvres dans leur nouveau frère a lancé de larges sabres noirs dans leur sommeil, et ensuite leur sommeil a continué pour toujours. Chacun de leurs derniers cris étaient plus divertissant que tout ce que j’avais pu louer dans ma vie. »
C’est des centaines de pages comme ça. Sans pitié. Et le pire/stupéfiant/admirable, c’est que à force ça fait sens, mais pas au sens “logique” du terme. Jamais, j’insiste, je n’avais vu à ce point cette volonté radicale de court-circuiter le sens logique pour taper directement dans les arrières-plans du cerveau du lecteur. Impressions. Sentiments. Fantasmes, échos, souvenirs de rêves, demi-sensations oubliées, ce qui apparaît comme bouillie de mots trouve son chemin dans nos arrières-pensées et on comprend ce qu’on est en train de lire, et plus on le comprend plus on est perdu et plus ça fout la trouille. Volonté de destruction de tout, destruction de la logique, du sens, du récit, destruction des corps et des âmes et des mythes, destruction des personnages, de la grammaire, du langage et même de la personne qui écrit, volonté totale de destruction qui se tourne même vers le lecteur, qui est incorporé de force à l’intérieur du récit. Car même soi, lisant, on est pas épargné par la folie contaminante du livre et on se retrouve en abyme, décrit dans le livre en train de lire le livre alors que le même livre nous murmure “quelqu’un d’autre est dans la pièce d’à côté.”
Plus qu’un tour de force juste littéraire, ce qui serait en soi déjà exceptionnel, 300 Millions est réellement subversif. Vraiment subversif, pas “subversif-qui-choque-le-bourgeois” : il interroge la réalité de ce qui semblait évident pour prouver que tout ça, la littérature, le sens, le récit, la psychologie et les structures, ce sont des cocottes en papier, que Blake Butler balaie d’un geste saccadé et hanté. Je ne pensais pas qu’on pouvait faire des choses pareilles avec des mots et du texte. Je ne soupçonnais qu’à peine le potentiel de l’écrit. Pour moi, 300 Millions a changé comment je vois et je comprends l’écriture et il me hantera longtemps, vraiment longtemps. Si vous osez le lire, il vous hantera aussi.