En général, avant de chroniquer un livre, j’attends un peu. Je lis ce que je peux trouver autour, je prends du recul, je réfléchis à ce que je vais dire. Pour ce Triste Tigre, je fais une exception, parce que ce livre est une exception. Je viens de finir de le lire, et je décide d’en parler tout de suite, parce que justement, je suis encore dedans et que ça ne me servira à rien de “prendre du recul” : je vais être “dedans” encore longtemps, pour des raisons faciles à comprendre. Neige Sinno a été violée dans son enfance, pendant plusieurs années, par son beau-père. Une histoire d’inceste, “encore une” serait t-on presque tenté de penser. Mais Neige Sinno refuse d’apporter encore un seul témoignage : elle va exiger d’essayer de comprendre l’adversaire. Celui d’en face, celui qui viole, celui qui marque à vie. Qui était-il ce beau-père, figure virile et charismatique adulé par ses collègues guides de montagne ? Qu’est-ce qui se passait dans sa tête, lui qui pouvait être héros quand il sauvait des gens égarés dans des crevasses, et se glissait tous les soirs dans le lit de sa belle-fille de 8 ans ? Et par extension, qu’est-ce qui se passe dans la tête et dans la vie de l’agresseur, forcément obligé de cacher l’horreur de ses actes, et tout aussi obligé de se trouver des auto-justifications à ce qu’il fait subir ? C’est cette interrogation vertigineuse, cette tentative de cerner le mal, qui est au coeur de la démarche du livre, pour constater avec stupeur que même en disposant de tout le vocabulaire possible et de tous les outils analytiques, le langage échoue à comprendre. Le langage aide, à déconstruire, à chercher, à nommer, il aide aussi à se reconstruire et à prendre de la distance, mais il ne guérit pas. Le langage, et par extension l’écrit, la littérature, ne sauvent pas. Ils sont en revanche un refuge, et c’est déjà beaucoup, vraiment beaucoup. Alors Neige Sinno cherche quand même à comprendre en sachant qu’elle ne pourra pas tout comprendre, animée d’une immense colère froide, et de cette douleur permanente des gens coupés en deux. C’est le point d’équilibre miraculeux du livre : s’affirmer victime - puisque victime, l’autrice l’a été - en refusant le pathos et la pitié des autres. Vouloir comprendre le violeur en allant au fond des choses, sans jamais lui offrir la rédemption de la compassion. Et affronter droit dans les yeux la vraie question : “est-ce qu’on s’en sort ?”. Est-ce que quand l’enfance a été saccagée par la violence, quand on est jeté dans le monde d’après sans avoir plus rien d’autre que la douleur et la confusion, est-ce que à un moment on peut enfin se dire “Ça y est, c’est fini, je passe à autre chose” ? Parler sans arrêt de “résilience”, c’est bien gentil, mais la “résilience” ça ne tombe pas du ciel non plus. Et pour les gens qui n’en ont pas, de “résilience”, on fait quoi ? On admire l’ex-victime qui parle, qui s’exprime, qui écrit des livres et passe à la radio, elle est “courageuse”, elle a de la “résilience”. Mais les ex-victimes qui n’ont pas cette sublime résilience, qui n’ont pas le recours de l’écrit et de la réflexion et qui parcourent le monde avec corps coeur et cerveaux ravagés, elles ne sont pas “courageuses” alors ? À un moment, rien que se lever le matin et respirer est un acte de courage, et pardonnez-moi d’intervenir à titre personnel, mais je sais de quoi je parle. “L’autre côté” dont l’autrice parle, celui qui écrit ces lignes le connaît aussi. Et si vous aussi vous avez subi, “l’autre côté” ça vous dit quelque chose. On vit en permanence entre ces deux mondes, celui où on se lève le matin pour aller faire les courses, et l’autre côté. Cette crête c’est notre vie, et comme dit Neige Sinno il n y a qu’une nécessité et une obligation : ne pas tomber. Ne pas tomber. Ne pas tomber.
Triste Tigre c’est seulement 288 pages mais c’est un pavé qu’on prend en pleine tête et en plein estomac. Si vous avez subi, si vous êtes concernés, attendez pour le lire d’être dans un endroit de votre tête à peu près confortable : la lecture va en être bouleversante. Mais indispensable. Parce que même en constatant l’échec du langage à guérir, Neige Sinno ne renonce à rien et elle décide de parler au monde non seulement de sa vie à elle, mais de celles des autres, de toutes et de tous les autres, pour dire un message d’espoir : tu n’es pas seule, tu n’est pas seul, nous n’avons jamais été seuls. Et rien que pour ça, Neige Sinno fait reculer les ténèbres. Elle fait partie de celles et ceux qui portent la lumière.