Le problème avec un livre comme celui-ci, c'est qu'il reste enfermé dans son "sujet".
Mais pourquoi les œuvres qui restent enfermées dans leur « sujet » ne seraient–elles pas littéraires, après tout ? Naturellement, il y a toujours un sujet, il en faut un (un thème, un problème, un ensemble d’événements qui préoccupent l’auteur et dont il veut faire part), mais ce n’est pas ça qui est important, c’est même tout à fait secondaire et ce pourrait être n’importe quoi. A–t–on idée de lire Proust, Joyce, Kafka, Faulkner, Claude Simon, Thomas Bernhard, Cormac Mac Carthy pour leurs « sujets » ? Y a-t-il un "sujet" dans les romans de Beckett ? On ne lit pas "Le Procès" parce que cela se passe dans le monde de la justice, ni "Le Bruit et la Fureur" parce que c’est une histoire de famille avec un simple d’esprit, ni "La Route des Flandres" parce que cela se passe pendant la guerre, ni "La Trilogie des confins" parce ce sont des aventures de cowboys. Déjà Flaubert nous avait mis sur la voie : on ne lit pas "Madame Bovary" parce qu’il s’agit de la vie malheureuse d’une femme qui s’est fait des idées sur l’amour.
On peut être attiré par ce qui est inscrit sur une quatrième de couverture, c’est souvent là que l’on découvre le « sujet » d’un livre. Mais il y a des tombereaux de livres qui se réduisent entièrement à leur « sujet » et je crois que c’est justement le cas de "Triste Tigre", malgré tous les efforts déployés par son autrice pour nous démontrer qu’il n’y a pas de différence entre la littérature et le témoignage. Elle a beau taper sur le clou pour nous asséner qu’elle a bien le droit de hisser son histoire malheureuse dans un livre, à la hauteur de "Lolita" de Nabokov, par exemple, mais les arguments qu’elle avance, aussi pertinents soient–ils, ne nous font pas sortir du témoignage qui voudrait ne pas en être un, ou qui voudrait qu’il n’y ait pas de différence entre témoignage et littérature, autrement dit que le « sujet » soit suffisant pour faire œuvre littéraire. Il semblerait même, si l’on tient à la littérature, que ce fameux « sujet » doive s’effacer derrière la manière de le traiter. Et ce n’est pas qu’une question de langue raffinée, travaillée, ou de style « élitiste », comme Neige Sinno le suggère : « Car c’est quoi au fond cette fameuse Langue ? Qu’est–ce qu’elle a de supérieur à l’autre ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une hiérarchie des modes d’expression en relation au traumatisme… » (p.252). Eh bien non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il n’y a pas d’un côté les faits intangibles, ce qu’il y aurait à raconter ou à décrire, et de l’autre des modes d’expressions différents pour le dire, un « fond » intouchable et des « formes » pour le révéler. Il s’agit toujours d’une intrication, capable ou non d’installer un « sujet », quel qu’il soit, dans l’espace littéraire.