Présenté par la presse de gauche comme l'événement de la rentrée, Triste tigre ne déçoit pas. Son autrice, Neige Sinno, est un peu la face apaisée de Christine Angot. Ce livre n'est pas un roman, une fiction, mais un récit-essai. Pour autant, ce n'est pas non plus un témoignage comme La familia grande, ou dans une certaine mesure Le Consentement, mais un véritable travail littéraire. Triste tigre, comme l'oeuvre de Angot avant lui, pose la question de l'inceste et du langage, et finalement de la littérature : comment dire l'indicible, penser l'impensable ? À travers un récit précis de ses viols répétés de l'enfance à l'adolescence par son beau-père, Neige Sinno n'épargne pas le lecteur. Son tour de force littéraire, c'est d'imaginer et de représenter son beau-père violeur. Comme elle se disait enfant, "si je n'en parle pas, ça n'existe pas". Eh bien parlons-en, parlons de lui, faisons exister ces violeurs incestueux. L'incipit accède directement au panthéon des meilleures ouvertures de la littérature :
Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c'est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c'est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n'a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c'est, ou on croit qu'on peut imaginer. (9)
Sans pathos ni fiel, alors qu'elle aurait plus que droit aux deux, l'autrice explore l'inceste et en fait un phénomène de société. À travers la littérature et les oeuvres des autres, elle cherche à politiser au sens le plus noble du terme ce crime d'apparence privé. Mais le privé est politique. L'inceste doit devenir un sujet public. Sinno s'interroge sans arrêt sur la manière de raconter ce tabou.
Qu'est-ce qui est souhaitable alors ? Rien, c'est justement ça le problème. Je n'ai pas trouvé de solution pour parler de ça. Il vaudrait mieux ne pas en parler, que ce ne soit pas ici, pas de cette façon ni d'une autre, que si quelqu'un en parle ce ne soit pas moi. (254)
L'autrice s'attaque aussi aux notions très contemporaines de victime et de résilience. Selon elle, il n'y a pas de salut. Pas d'élu-es qui s'en sortent, qui sont résilients, et de malheureux-euses qui en souffrent toute leur vie. Elle propose une troisième voie, après Sartre, comme une évidence : ce qui compte, c'est ce que l'on fait de ce que l'on a fait de nous. Neige Sinno en fait ce livre immense.
Qu'est-ce qui nous sauve ? Est-ce que la littérature peut nous sauver ? L'écriture comme thérapie, c'est une vision que j'ai toujours trouvée douteuse. Comme si raconter, se raconter, partager sa souffrance était le chemin vers la rédemption. (265)