Dissipons le malentendu tout de suite : ce n'est pas un très bon roman. Le dispositif narratif en conversation épistolaire tourne vite à vide, quoique fort divertissant les cent premières pages. Ce n'est pas de la littérature d'imagination comme l'auteure a pu en écrire dans ses (excellentes) oeuvres romanesques : Baise-moi, Apocalypse Bébé, ou évidemment Vernon Subutex. Comme Houellebecq, Virginie Despentes est devenue un personnage littéraire - mais pas que - et il faut l'appréhender comme telle.
Il faut lire ses deux protagonistes, l'actrice-star Rebecca Latté et l'auteur transfuge de classe Oscar Jayack, comme deux facettes d'elle-même. On comprend mieux le long second tiers du livre sur les Narcotiques anonymes, la dépression, les addictions, la drogue, la tentation, la rémission. Lassantes pour des gens fades et sans excès comme moi, ces pages prennent une autre tournure quand on les lit comme un dédoublement de l'auteure.
Avec le personnage de la trentenaire féministe activiste Zoé Katana (très mauvais nom), Despentes introduit le sujet principal de son livre, selon moi : pas #MeToo comme le marketing de Grasset tend à le faire croire, mais le vieillissement et le décalage des générations. Rebecca constate le décalage de son féminisme avec un nouveau, plus jeune, plus intransigeant, plus nécessaire encore. Virginie Despentes décrit les nuances d'un mouvement qui n'en n'est pas un seul, d'une pensée politique qui n'est pas structurée en tant que telle : le féminisme est un phénomène social, politique et philosophique en plein développement, traversé par des courants, des traditions, des branches parfois en opposition frontale. Les lettres d'Oscar sur son rôle de père et sa relation à sa fille sont les meilleures :
Qu'est-ce que tu veux dire à un gamin de douze ans aujourd'hui ? Qu'est-ce que je peux dire à ma fille ? Soigne tes selfies, t'auras des followers... Ne réponds pas à tes mails après vingt-deux heures... Apprends à bien faire ta valise tu ne sais pas de combien de temps tu disposeras le jour où il faudra évacuer la ville et laisser ta maison derrière toi pour toujours ? Qu'est-ce que je sais de la vie qu'elle aura ? (67)
Despentes a peut-être voulu embrasser trop de thèmes dans un seul roman, et passe finalement certains trop rapidement à mon goût. J'aurais aimé plus de critique littéraire dans la veine de ce passage sur Céline tout à fait savoureux quand on voit comment le microcosme littéraire (de la gauche la plus exigeante à la droite la plus traditionnelle) s'est pâmé devant la publication par Gallimard d'inédits de Céline - inédits qui ne sont pas des pamphlets antisémites dégoûtants, par chance...
Pour être un grand auteur, il suffit que trois fils à papa se pâment en hurlant au génie. Et je méprise les céliniens. Quand ils évoquent son style inégalable, c'est toujours la soumission au pouvoir qu'ils célèbrent - quand un pouvoir est d'extrême-droite. Le goût de la soumission, c'est un truc de facho. Céline singeait le langage prolétaire en vue d'obtenir un Goncourt, c'est-à-dire qu'il offrait aux salonards le prolo tels qu'ils l'imaginent. (142)
Féminisme, vieillissement, addiction et sevrage, un peu de confinement, un peu de critique... C'est théoriquement ambitieux, littérairement un peu décevant : ce n'est pas un grand roman mais un grand livre. Vingt-huit ans après son entrée en littérature avec Baise-moi, seize après son entrée dans l'histoire avec King Kong Théorie, Virginie Despentes montre que oui, en 2022, être Virginie Despentes est toujours une affaire plus intéressante à mener que n'importe quelle autre.