Ouvrir un roman de Nicolas Mathieu, c'est un peu comme ouvrir un Houellebecq : on sait ce qu'on va lire, avec quelques variations à chaque fois, et on n'est jamais déçu. La méthode Mathieu, c'est deux personnages, un homme et une femme, que l'on retrouve à un instant t de leur vie pour une intrigue finalement secondaire, et dont on va découvrir la vie, en commençant par le début, la vie des parents, puis l'enfance et l'adolescence. C'est ça, la force de Nicolas Mathieu : raconter l'adolescence, ce temps de l'entre-deux, qui passe si lentement quand on y est et que l'on regrette dès qu'on se rend compte qu'on en est sorti.
Après avoir lu ses deux premiers romans, je pensais que Nicolas Mathieu faisait une anthropologie de la Lorraine : ses forêts, ses hauts-fourneaux, ce pays sans la mer ni la montagne, cette France "profonde" ou "périphérique" comme on dit, victime de la désindustrialisation et de la marche du monde. Dans Connemara, l'auteur construit son oeuvre dans une veine plus sociologique : la Lorraine est là en arrière-plan, Épinal, Nancy, et Paris là-bas, très loin, mais ce qui compte, c'est Hélène, et Christophe, deux quadragénaires lorrains. Il est resté, elle est montée à Paris pour s'élever dans la société, quitter ce petit monde où tout le monde se connaît, les vies sont figées, les trajectoires écrites d'avance.
Le personnage d'Hélène est le plus intéressant. C'est une transfuge de classe : on voit que tout se joue à l'adolescence, au collège-lycée, le rôle de l'école, de la mixité sociale qui n'est pas juste un totem de l'action publique, du savoir qui libère et qui ouvre toutes les possibilités de la vie, fussent-elles mentales.
Et ces expressions infernales qui la rendent dingue : "chacun ses goûts", "il faut de tout pour faire un monde", toutes ces phrases de rudimentaire philosophie qu'elle déteste, tolérantes par faiblesse, agressives par soumission, revendicatives en apparence mais qui ne manifestent jamais qu'une position subalterne, sorte de poings tendus, de profession de foi du bas.
À travers elle, Nicolas Mathieu dresse le portrait au vitriol de la modernité néo-libérale (la comparaison avec Houellebecq n'était pas fortuite) et d'un de ses avatars les plus envahissants : les cabinets de conseil. L'extension du domaine du néo-management. Il décrit la réforme des Régions de François Hollande comme la parfaite illustration de ce nouveau paradigme de l'action politique : l'efficacité. Les problèmes politiques peuvent être réglés par une meilleure organisation, plus efficiente. Et c'est là qu'on aurait voulu qu'il aille plus loin. Un roman vraiment politique. Connemara est trop long, à mi-chemin du roman d'amour, faisant un peu penser à Feu de Maria Pourchet, du roman politique houellebecquien, d'une réflexion sur le langage néo-libéral (Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert), et de sa patte, sa recette : l'anthropologie de la Lorraine, et la jeunesse.
C'est dommage. Le début du roman est excellent, avec le personnage de Lison, la jeune stagiaire qui fait découvrir à Hélène, pourtant pas vieille, la modernité numérique et l'amour en 2022.
Lison la regardait avec un douloureux étonnement. Elle savait bien qu'une civilisation avait vécu avant le web, mais elle avait tendance à renvoyer cette période à des décennies sépia, quelque part entre le Pacte germano-soviétique et les premiers pas sur la Lune.
Le roman tient son titre de la chanson (insupportable) de Sardou, qui revient ponctuer la narration à trois reprises. Si la première évocation est brillante et vraiment touchante, le procédé est un peu lourd et surfait, comme la chanson. Mais on lit sans déplaisir, et Nicolas Mathieu est assurément l'un des auteurs sur lesquels il faut compter dans la littérature française.