À la folie
7.5
À la folie

livre de Joy Sorman (2021)

C’est dans le pavillon 4B de l’HP que résident, en cohabitation forcée, et de façon plus ou moins temporaire, les schizophrènes, les mélancoliques, les suicidaires, les borderlines, les paranoïaques… bref, tous les fous qui dérangent l’ordre de la société et que l’on place là, à l’écart, dans des chambres et des couloirs froids, sans grand espoir de les « réinsérer ». Car À la folie ne raconte pas une médecine qui soigne. À l’image de la prison ou de l’école, l’hôpital psychiatrique est une institution qui ne fait qu’engendrer ce pourquoi il est censé lutter. La faute à quoi ? À des choix politiques, le fruit pourri des incessantes coupes budgétaires, de la réduction progressive de l’encadrement et du contact humain au profit du règne des comptables, des patients que l’on ne peut plus sortir parce que trop compliqués, trop encombrants… Heureusement, le livre ne se contente pas de résumer point par point, portrait après portrait le déclin de la santé publique sous le joug du paradigme néolibéral que nous connaissons tous et dont nous sommes finalement tous les victimes, fous ou pas.


À la folie a justement ceci d’intéressant qu’il fait coïncider structure avec littérature. Joy Sorman est parfaitement attentive à ce que l’institution produit sur les corps, sur sa manière de se comporter, de se discipliner ou de se révolter en faisant de la narratrice un parfait témoin en même temps qu’une béotienne de la psychiatrie et de son environnement. Une narratrice, qui n’est évidemment autre que l’autrice elle-même, dont on ne connaît pas véritablement les motivations de son incursion au sein du pavillon 4B, mais c’est tant mieux. Grâce à cette posture neutre et sans visage, elle s’infiltre entre les corps, entre les portes, récolte des paroles, observe des rituels et des gestes sans avoir besoin de se justifier, d’invoquer une raison qui expliquerait le pourquoi du comment elle regarde tout ça. Ce n’est pas elle qui nous intéresse, mais tout ce qui l’entoure, les aides-soignants, les psychiatres, les patients, les vêtements que l’on porte, les médicaments que l’on prend, les chambres, les couloirs, les portes, les clopes que l’on fume et que l’on troque, l’ambiance, des parcours, des frictions, la peur, la gêne et la fascination que l’on peut ressentir face aux fous. Par sa posture, Joy Sorman s’évite tout manichéisme, toute pitié trop aimable et trop facile. On sent qu’il y a de la documentation, une envie de nuancer tout ce qui serait facile et convenu de condamner comme la chambre d’enfermement ou l’usage des médicaments, tout en déplorant le manque d’écoute et la mise à distance par le langage scientifique des patients par les psychiatres en prenant « les mots pour des choses », non simplement pour ce qu’ils racontent. Les fous sont avant tout des personnes que l’on écoute peu, ou mal, des êtres uniquement définis par leurs troubles, victimes de pathologies que l’on essaye, tant bien que mal, de canaliser.


Sans aucune marque de dialogue, Sorman intègre directement la parole des soignants et des patients à sa narration. Une manière d’écrire que la parole est de l’écriture en soi, que ce qui est dit ne sera pas mieux écrit, que ces mots-là existent vraiment, même si le procédé paraît à force trop automatique, comme l’enchaînement des portraits qui en découle. D’une manière générale, il se dégage du livre un puissant effet de réel où la folie est décrite de manière concrète, d’un point de vue qui se rapproche de celui du commun des lecteurs. Par son choix narratif, Sorman n’essaye pas de la créer de toute pièce, de se glisser dans l’esprit d’un fou, ou, pire encore, de se faire plus psychiatre que les psychiatres en copinant avec les fous. D’ailleurs, c’est lorsque Sorman invente « trop » quelque chose (la nouvelle patiente Fantômette à la fin du récit) que je suis sorti du texte, me demandant ce que venait faire là ce petit morceau sans consistance.


Pour conclure, À la folie est un livre qui vaut le détour. Son grand point fort est la bonne mise à distance d’un sujet difficile et une analyse parfaite des rapports de force et des enjeux présents l’environnement psychiatrique. Par moment véritablement brillante dans son écriture, Joy Sorman parvient à nous faire ressentir le quotidien, l’ambiance du pavillon 4B, ainsi que la singularité de chacun de ses acteurs. Quelques-uns de ses portraits me resteront longtemps en tête, à l’image de celui de Robert dont la principale source de distraction est de regarder sur sa montre le temps s’écouler jusqu'à la fin de ses jours.






cortoulysse
7
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le 9 avr. 2024

Critique lue 16 fois

corto_ulysse

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