A nos pères par MarianneL
Cette adaptation d’une pièce radiophonique écrite par Tarik Noui pour France Culture, publiée en 2012 aux éditions Inculte, nous renvoie l’image de chaque homme comme un cadavre en sursis, et d’une société de voyeurs dans laquelle le divertissement est de se repaître de violence et de la déchéance de l’autre.
«Je m’appelle Lucius Marnant. Je fais partie de ces gens qui sont morts depuis longtemps. Bien avant qu’on les mette en terre. Bien avant les pleurs des proches. Bien avant les fleurs et les fêtes de la Toussaint. Je fais partie de cette multitude qui n’est qu’ombre. Mais il faut revenir au début pour comprendre. Il faut toujours revenir au début.»
Lucius Marnant est vieux mais il reste sec et musclé. Cependant il côtoie déjà la mort, avec sa vieille maîtresse Mona qui perd la tête, avec les profonds soupirs pleins de sous-entendus du médecin qui l’ausculte, ou lorsqu'il se rend à un enterrement.
À la sortie du cimetière justement, il rencontre Franck Lahire au comptoir d’un bar. Celui-ci attend les clients qui arrivent par vagues après les enterrements, «le ressac des vivants qui viennent conjurer la mort à petites gorgées d’alcool.» Ce prédateur recrute de la vieille marchandise ; des vieillards aux beaux restes et aux trop petites retraites, pour des combats de vieux, enjeux de paris dans le sous-sol d’une boîte de nuit.
Lucius accepte et s’engage dans ces combats sans merci de vieille barbaque, devant une foule avide de sang qui vient voir mourir ces hommes déjà-morts.
Pas la franche rigolade donc ; «À nos pères» est une lecture très noire, avec ce personnage, prédateur et proie, entre vivant et mort, et avec des moments poignants entre Mona et Lucius, comme les deux vieux amants morts d’un poème. Mais la plume de Tarik Noui est puissante, ses phrases lapidaires comme un bref combat, ses mots sont comme des pierres, des armes malléables qui s’étirent ou se ramassent. Une lecture qui laisse quelques hématomes dans la tête, mais très recommandable.
«Et toujours ces hommes avec leurs poings serrés. Ces femmes en manteaux de fourrure tachés de sang. Ils ont du champagne dans leur verre. Ils trinquent et rient. Leurs yeux brillent lorsqu’ils entendent le choc de la viande contre la viande. Les hématomes. Les yeux injectés de sang. Ils scandent le nom de Lucius pas parce qu’il gagne des combats. Pas parce qu’il est champion comme certains disent. Non il n’y a pas de gladiateurs ici. Il n’y a aucune dignité. Aucun mérite. Ils exorcisent leur propre déchéance. Ils n’ont jamais vu de vieux corps.»
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