En 1920, année où ce roman oublié d’Ernest Pérochon reçut le prix Goncourt, Nêne est offert à Adelphe, pasteur d’une petite bourgade, par l’une de ses fidèles, Gabrielle Thomas. La manière dont elle lui tend le livre, avec une sorte de sauvagerie et de rébellion diffuse, préfigure les vacillements puis les bouleversements que la lecture de Nêne va provoquer dans l’existence de cet homme paisible.
« Tout juste le récit achevé, Adelphe Delalande sort la blague à tabac de la poche de son gilet et bourre sa pipe avec méthode. Il l’allume, la glisse entre ses lèvres et aspire des bouffées voraces qui forment un halo de volutes opaques, une sorte de voile sur l’embarras. Dimanche dernier, déjà, quand elle lui a offert le livre sur le parvis du temps, il s’est empourpré sans raison. D’ordinaire il reçoit les cadeaux de ses paroissiennes de bonne grâce, avec le sourire facile, le remerciement aisé. Lorsqu’il s’agit d’une bouteille de vin, il souligne avec malice les vertus d’un petit verre sur son âme en cas de turbulence. Ce jour-là, quelque chose sortait de l’ordinaire, les yeux de Gabrielle étaient arrimés aux siens d’une étrange façon. Une manière de faire qu’il ne lui connaissait pas, la paupière haute, volontaire et le chignon mal arrangé, des mèches blondes éparpillées sur un visage d’ange. C’est une sauvageonne qui lui tend le Goncourt de l’année, un roman d’Ernest Pérochon, en sifflant qu’il est édifiant. Sans doute y trouvera-t-il matière à sermon… Il a souri, d’un rictus emprunté, le cœur n’y était pas, seulement la pratique, une longue et patiente bienveillance acquise à force de saluer les fidèles à l’issue du culte chaque dimanche que le Seigneur a fait, avec parfois des surprises. Le geste de la jeune femme en était une. »
« Ceux qui savent lire voient deux fois mieux », écrivait l’auteur grec Ménandre. Pourtant, initialement, Nêne, lecture potentiellement dangereuse, émancipatrice, embrouille la vision du petit monde d’Adelphe, puis celle de sa bonne Blanche, une femme illettrée qui régente son univers domestique, à qui Adelphe va accepter de lire le livre chaque soir. L’histoire de Nêne, servante entrée au service d’un paysan veuf et de ses deux enfants, finalement abandonnée, rejetée malgré son dévouement, va ouvrir une faille dans le cœur et l’esprit de la coriace Blanche.
Chaque lecteur en sait plus long sur un livre que l’auteur lui-même ; chacun des personnages d’Adelphe lit Nêne différemment, tentant d’infléchir dans la vie réelle le cours tragique d’une histoire qui hoquette.
La situation et l’écriture au charme suranné du neuvième livre d’Isabelle Flaten, à paraître le 6 septembre au Nouvel Attila, semblent refléter en miroir le roman d’Ernest Pérochon tout en renversant sa perspective puisqu’Isabelle Flaten place un homme, Adelphe, au centre de l’histoire.
Isabelle Flaten interrogeait avec ruse, justesse et bienveillance les imperfections du genre humain dans ses précédents recueils de nouvelles (Se taire ou pas, Chagrins d’argent, Ainsi sont-ils) ; elle donne ici vie à des personnages d’une épaisseur formidable, à commencer par Adelphe : un homme à l’existence parcimonieuse, qui ne comprend rien aux femmes, mais d’emblée attachant par sa tolérance et son aptitude à questionner ses propres manquements plutôt que ceux des autres. L’existence d’Adelphe, « petit moineau épinglé sur une branche vacillante, les ailes coupées devant ce monde rugissant », et de son entourage, et en premier lieu de Gabrielle et Blanche, est donc perturbée par l’irruption de ce roman-grain de sable et par ce qu’Adelphe commence d’entrevoir du « cœur obscur des femmes » et de leur volonté de conquérir une place plus juste dans la société.
Loin de se réduire aux limites de la petite bourgade, le roman, à partir de la vie d’Adelphe, raconte l’histoire d’un siècle couturé par les guerres et marqué par les luttes pour l’émancipation des femmes. En 1920, lorsque paraît Nêne, la Grande Guerre n’est pas loin, conflit pendant lequel les femmes ont travaillé dur dans tous les domaines, des anonymes aux champs à Marie Curie et sa fille Irène, activement engagées sur le front avec le développement de la radiologie médicale mobile. Témoin ouvert des changements du siècle, Adelphe rompt la lignée des hommes qui vont « de père en fils sans la clé des femmes, avec l’incertitude pour seule boussole ».
La réussite et le charme du roman tiennent aussi au rythme de sa narration, paisible tout d’abord, au rythme lent de la petite bourgade et de la vie aux horizons réduits d’Adelphe, et qui s’accélère avec le siècle et les tourbillons grandissants dans l’existence du pasteur jusqu’au ralentissement ultime sur les rives de la grande vieillesse.
Avec ce roman joliment féministe, éloge de la lecture et de la tolérance, Isabelle Flaten réussit à enchanter en formant, sur un ton décalé avec l’époque, un roman très actuel.
Nous aurons le plaisir de recevoir Isabelle Flaten le 6 septembre en soirée chez Charybde (81 rue du Charolais, Paris 12ème, à Ground Control) pour fêter la parution d’Adelphe.
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