Ce roman annoncé comme une saga débute au Canada dans les années 30 du siècle dernier et épouse très rapidement la tradition du roman afro américain. Une jeune fille noire défie à sa manière la fatalité qui semble marquer sa communauté. Intégrer le cursus universitaire et être la première jeune femme noire diplômée de Woods Bluff à Halifax se profile comme un défi motivé par une farouche volonté. Mais son amitié avec une autre jeune fille de la communauté qui l’entraîne régulièrement dans des situations douteuses ne facilite pas les choses. La violence et le deuil vont précipiter la fin d’un âge innocent de manière assez radicale. L’heure de l’envol est arrivée pour Kath Ella. La saga promise se poursuit alors en parallèle aux Etats-unis dans les années 50 puis les années 80 au cours desquelles nous suivons le fils et le petit-fils de l’héroïne, aux prises avec leur identité et l’évolution de l’Amérique.
Il y a à la fois du Fannie Flagg et du Alice Walker (à qui l’on pense évidemment) dans ce roman, avec une certaine modernité du ton et des situations qui nous rappellent aussi dans sa première partie que nous sommes au Canada et pas aux USA. La pression raciale sous forme de ségrégation bien que présente n’est pas de la même intensité, tandis que la liberté des corps et des esprits des protagonistes est assez originale pour ce type de roman. Peut-être ressent-on un peu trop par la suite la volonté de Jeffrey Colvin d’utiliser la matière qu’il a collecté vingt années durant pour construire ce roman. La démarche de rendre son récit efficace est parfois un peu trop visible. On ressent régulièrement le sentiment d’avoir entre les mains un roman laborieux. De la même façon que l’on voit de manière flagrante l’argent utilisé dans une production cinématographique, certains romans transpirent le travail. Ce qui n’est pas forcément une qualité.
Cela ne doit toutefois pas occulter un vrai savoir-faire. Colvin fixe le cadre de chaque époque, s’y tient et maitrise (trop ?) le récit. Le conformisme qui mine l’évolution de certaines générations est plutôt bien décrit au travers du « passing » qui efface photos et souvenirs. Le noir devient blanc comme si tout allait rentrer dans l’ordre. Sauf que sur ce conformisme pèse le lourd bagage de l’histoire. Jusqu’où peut-on ignorer ses racines par soucis d’intégration ? Sur cet aspect éminemment d’actualité, le roman est vraiment intéressant.
En 2017 Colson Whitehead plaçait la barre haute avec son roman sur l’esclavage qui était d’une puissance assez rare. La réédition des écrits de James Baldwin depuis une paire d’années éclairent également de façon magistrale la condition des noirs sur le continent américain. Colvin n’est sans doute pas à ce niveau, mais sociologiquement son roman est en place. Et sur les grands sujets « Quod abundat non vitiat » (« Abondance de biens ne nuit pas »- traduction pour celles et ceux qui n’ont pas été torturés au collège par un professeur de latin-).