Il est extrêmement difficile d'écrire avec pertinence sur cette oeuvre et sur Nietzsche en général, d'autant qu'il ne s'agit pas de mon domaine de compétence. L'Histoire a d'ailleurs montré cette dangereuse tendance à tirer des conclusions fallacieuses d'un livre qui n'a, en aucun cas, vocation à devenir un dogme ou une doctrine.
Ainsi, il s'agira d'une réflexion générale sur l'oeuvre, en toute humilité et je m'appuierai sur le formidable passage de l*'Homme Révolté* de Camus sur le nihilisme de Nietzsche ainsi que sur l'analyse de Goldschmidt.
Ainsi parlait Zarathoustra est d'un lyrisme tranchant, qui est le stigmate de la violence de l'insurrection de Nietzsche contre la pensée occidentale gelée de son temps. Une foule d'idées, de satires, de critiques et d'éloges dansent dans un paysage néo-biblique pittoresque qui ne laissera pas le lecteur indifférent.
Qui mieux que Camus résume la pensée de Nietzsche:
Nietzsche est bien ce qu'il reconnaissait être : la conscience la plus aiguë du nihilisme. Le pas décisif qu'il fait accomplir à l'esprit de révolte consiste à le faire sauter de la négation de l'idéal à la sécularisation de l'idéal. Puisque le salut de l'homme ne se fait pas en Dieu, il doit se faire sur la terre. Puisque le monde n'a pas de direction, l'homme, à partir du moment où il l'accepte, doit lui en donner une, qui aboutisse à une humanité supérieure.
Nietzsche veut rendre la situation qui lui est contemporaine intenable pour l'homme. Il se rue contre les limites de son nihilisme, comme le formule joliment Camus, et énonce la nécessité d'une résurrection de l'Homme parmi les Hommes, par une quête de solitude extrême et de recherche du surhumain. Dans ce monde débarrassé de Dieu et des idoles morales, l'homme est maintenant solitaire et sans maître. Nietzsche n'a jamais laissé croire qu'une telle liberté pouvait être facile.
Du reste, l'oeuvre de Nietzsche a été largement récupérée, tordue et mal-interprétée:
Sa "solitude profonde de midi et de minuit" nous dit Camus s'est pourtant perdue dans la foule mécanisée qui a fini par déferler sur l'Europe." [...] "Dans l'histoire de l'intelligence, exception faite pour Marx, l'aventure de Nietzsche n'a pas d'équivalent : nous n'aurons jamais fini de réparer l'injustice qui lui a été faite."
D'ailleurs, Nietzsche abhorre la guerre et l'a dit maintes fois dans des écrits antérieurs. Sa théorie du surhumain, n'en déplaise aux avides de pouvoir qui s'agenouillent devant l'histoire, impose un dépassement personnel du soi mais jamais un soulèvement collectif pour aboutir au sur-homme. Ainsi, le surhumain n'est pas une fatalité future, mais bien un effort, un surpassement par lequel l'homme doit se surmonter sans cesse et récuser le carcan des lois, des doctrines et des obligations. Nietzsche a bien vite vu les dangers du nihilisme poussé à ses extrêmes, et a tenté tant bien que mal d'éviter l'apocalypse pour une renaissance pacifique.
On nous met presque dans notre berceau, déjà, des mots et des valeurs pesants : "bien et mal", c'est ainsi que se nomme ce don que l'on nous fait. En son nom on nous pardonne de vivre".
Je laisse Camus pour des considérations personnelles, mais je conseille vivement la lecture de l'Homme Revolté pour pleinement comprendre l'objectif de Nietzsche. Contrairement à beaucoup de bêtises qui ont été prononcées, notamment par Mr Onfray, Camus n'est pas un nietzschéen et l'Homme révolté n'est en aucun cas un éloge de l'auteur allemand, mais bien une réflexion sur les conséquences de son nihilisme clinique. Nietzsche n'a pas assez prôné la mesure, et implique l'adhésion au grand "oui" collectif, ainsi qu'à la grande fatalité des choses, pierres angulaires de son nihilisme dont la seule conséquence pratique, s'il est utilisé comme doctrine, est bien le meurtre.
On ne peut rien tirer de Nietzsche, sinon la cruauté basse et médiocre qu'il haïssait de toutes ses forces, tant qu'on ne met pas au premier plan dans son oeuvre, bien avant le prophète, le clinicien.
Zarathoustra doit être lu et relu, pas forcément d'un coup, pas forcément dans l'ordre, mais en tout cas dans son entier pour ne pas mésinterpréter les paroles de l'auteur. Le style décousu mais poétique est marquant, et on se plaira à naviguer dans ce monde où les émotions sont exacerbées, par delà le bien et le mal et vers le grand Midi.
Une expérience autant sensorielle que cognitive dans une oeuvre philosophique qui prend tout son sens dans notre siècle.