En une autre époque que la notre, plus courageuse sans doute et plus empressée à se connaitre elle-même, ce livre aurait certainement été au centre des débats et de toutes les discussions.
Si l’on cherchait quelque parenté à cet ouvrage, on pourrait évoquer le 1984 d’Orwell pour le fond, ou tout aussi bien y distinguer l'ajout d'un cercle supplémentaire à l'Enfer de Dante; sauf que, et le détail est d’importance, ce n’est pas d’une fiction dont il s’agit mais d’une description sans concession de notre monde, de celui où nous avons à vivre. Beaucoup estimeront donc ce "détail" comme décidément très abusif; exigeant d'un littérateur qu'il se tienne à sa place et évite de venir compliquer une vie quotidienne déjà fort pénible à affronter.
"De même qu'autrefois le monde nous était donné partout dans son immensité - de même aujourd'hui n'en rencontre-t-on partout que les portes closes, les interphones, les contrôles à l'embarquement, les sas de détection avant d'entrer, les codes d'accès et nous est-il refusé partout dans ses restrictions, ses zones de rétention, ses confinements d'air climatisé; ses pays délabrés que filment des drones, ses scènes d'égorgement."
Aussi bouleversant que soit ce tableau, il n’est pourtant à aucun moment outrancier : relevé méticuleux dont chacun, quand il veut bien s’extraire quelque peu de ce cloaque, ne peut que constater la triste vérité.
Car comme le formule fort bien notre auteur, «il ne pouvait donc y avoir de meilleure époque pour la conscience que celle-ci où elle devient si vite un inconvénient.».
Si bien que face à ces inconvénients beaucoup choisiront le confort de l’ignorance ou encore le déni obstiné, furieux que l’on ait pu ainsi venir les débusquer au milieu de cette misère partagée.
Très peu distinguent en effet ce qu’il est possible de tirer d’une négativité pleinement reconnue, sa promesse d’autre chose justement; de l’indication qu’elle offre d’un autre chemin et d’une autre manière de vivre.
On remarquera, et ce n’est pas accessoire, que notre auteur anonyme s’exprime dans un français remarquable dont émerge à tout moment la poésie de l'instant; une langue fluide dont le ton accompagne si bien le propos que l'on se sent facilement entrainé à en lire de longs passages à haute voix, avec le sentiment que nous pourrions ainsi obtenir un peu plus de clarté et de lumière, renverser ainsi le pesant discours de la fatalité que nous tiennent quotidiennement sur les médias les penseurs à gages du néant.
La valeur d’une époque se mesure aussi à l’usage qu’elle fait de ce qui lui est offert en matière de renversement, «durant quoi l’âme, par la nostalgie qu’elle ressent, tente de nous faire souvenir, de nous faire douter de ce monde-ci, s’efforce de nous rappeler des impressions toutes différentes et par là suggestives d’un monde différent, où nous serions davantage, plus pleinement ; s’efforce de nous faire voir celui-ci tel qu’il est en réalité dessous les images en surimpression.»
«& dans cet ordre de choses une autre hypothèse, d'abord surprenante, s'est proposée à l'étude : que dans l'état social où nous sommes, où les générations se suivent, passagères, fortuites, isolées : elles paraissent, elles souffrent, elles meurent : nul lien n'existe entre elles, où l'individu se voit entièrement livré au seul jugement de l'argent et à la froideur concurrentielle pour se maintenir à flot quand il n'y en a pas pour tout le monde, à la solitude et à la précarité de ce destin économique, et que par cela la peur, l'angoisse sans répit, lui sont devenues si bien l'état normal, le surmenage permanent imposé par la contrainte de s'adapter, d'humiliations si continuelles qu'il ne les conçoit même plus; que dans un monde social si complètement dénué de toute bonté ou compréhension, sans aucune protection ou refuge de communauté, d'ailleurs instable et incertain quant au futur, où rien ne figure que provisoire, et si dépourvu de charme, de tranquillités, de clartés morales, de beauté ordinaire et pour tout le monde, où l'individu ne peut ignorer que c'est indifférent qu'il soit là ou non dans l'entassement de la collectivité, etc.»
Œuvre indispensable à une conscience contemporaine - qu’éviteront donc probablement ceux qui préfèrent s’en passer, ignorants sans doute que "ce qui a été transformé en conscience n'appartient plus aux puissances ennemies".