Quelle découverte que ce terrible pamphlet contre notre époque. Dans une diatribe au style paradoxalement étincelant, Baudouin de Bodinat nous fait contempler les ruines du monde contemporain et constater à quel point la postmodernité, dans sa course folle et assurée vers le Progrès, a abandonné tout ce qui offre les possibilités d'une vie réellement vécue. Le meilleur des mondes est bel et bien advenu. Bodinat n'est pas un collapsologue : il nous annonce non pas une catastrophe imminente, mais que la fin du monde a, en un sens, déjà eu lieu.
Si je devais retenir les aspects nodaux de l' "Âge Technique" que déplore l'auteur, j'en citerais deux : l'abandon de tout pouvoir d'agir vernaculaire, et l'acédie causée par la perte de notre attention au monde - les deux concessions étant au reste profondément liées.
Autonomie et attention, deux fondements d'une vie authentiquement humaine, ancrée au réel, que la modernité nous a dérobés, dissimulée derrière la rhétorique de cet inexorable Progrès qui jamais ne devait impliquer de revers.
Ayant délégué tout notre savoir-faire à des entreprises privées, qui gèrent et monétisent aujourd'hui tous les aspects de notre vie jusqu'aux plus intimes, notre pouvoir d'agir est aujourd'hui tel que nous en sommes réduits, comme le note Bodinat dans une ironie caustique, à défendre notre droit à conserver nos données personnelles, dernier reliquat de notre personne que nous avons là encore, consciemment pour notre confort larvé et notre malheur, cédé à des fins lucratives.
On peut aussi présumer que les fervents de la nouvelle pratique d'envoyer en sauvegarde dans le cloud l'ensemble de leurs données personnelles, qu'on doit sinon garder chez soi dans le disque dur ou dans la capacité de mémoire de l'ordiphone bientôt saturée, ne se sont pas avisés que ce délestage les hissait d'un coup au statut de prolétaires achevés - "Celui qui n'a rien, on lui ôtera même ce qu'il a" -, les plaçait au bout du processus de ne rien posséder : dans l'alvéole en location et son électroménager à obsolescence programmée, avec les vêtements jetables d'une saison sur l'autre, les meubles en kit à mettre aux encombrants plus tard, n'abritant ni bibliothèque, ni étagère de disques et collection de films, ni album de photos ou boîtes à chaussures pleines de lettres, de cartes postales, de trucs divers, ni agenda ou carnet d'adresses etc., tout cela déjà dématérialisé en électronique et seulement disponible à l'écran ; avec le diplôme assorti d'un DLC, le job à précarité variable, l'effondrement de la spermatogénèse et l'avenir d'incinération faute de place ; et que par cette ultime opération d'externaliser l'ensemble de leurs "biens personnes" en dispersion au hasard des fermes de stockage, il ne leur restait pour finir entre les mains que cet optiphone, cet iPad, cet ordi à renouveler tous les 2 ans en moyen d'y accéder par abonnement.
L'attention, elle, s'est déportée du réel vers les stimuli euphorisants dont nous gavent les multiples médiations numériques qui occupent nos salons, nos bureaux et nos poches, que Baudouin de Bodinat renomme bien opportunément : "optiphones", "radiovision", "ordiphones", caméras...
"On croirait voir un peuple qui fuit les rayons du soleil et qui l'a en horreur", s'en dérobant méthodiquement à l'abri de cette coupole d'oxydes, de bruits, de champs électriques, s'en dissimulant sous l'air conditionné et la lumière artificielle, s'en reculant le plus qu'il est possible au fond de son alvéole de logement où il se blottit devant la fenêtre allumée de son personal computer ouvrant sur l'infini des écrans et des pages animées lui tenant lieu de cosmos.
[...] appliquer son attention à ces machines nouvelles si facilitatrices, si améliorantes à faire le mode de vie moins fatigant et plus enrichi, dont on pris l'usage sans se donner la peine d'en rien démêler, d'y chercher par quelle phénoménologie elles agissent en interne, nous déterminent et peut-être nous biaisent, de quoi elles nous distraient au juste qui expliquerait cette étourderie collective - cette perpétuelle distraction qui ne vous laisse même pas prendre conscience de ce dont elle distrait -;
Plus d'une fois j'ai pensé durant la lecture à Ivan Illich, à Jacques Ellul, à Simone Weil (rare référence citée explicitement dans l'ouvrage), tous ces auteurs qui ont parfaitement théorisé ce que la plume de Bodinat rend ici terriblement sensible, dans de sublimes mais tragiques analogies.
Tant de descriptions aussi justes qu'acerbes du réel qui ne peuvent conduire qu'à approuver le propos sans concession de l'anonyme auteur, lequel se vérifie d'ailleurs chaque jour davantage - je me suis souvent amusé durant ma lecture à imaginer ce que notre pauvre écrivain aurait à dire de la nouvelle ère du confinement et du télétravail généralisés, avènement de ses pires cauchemars -, et au passage à admirer une écriture d'une élégance comme on rencontre peu.
Pourtant, ma sensibilité reste toujours la même face à des écorchés comme Baudouin de Bodinat : je comprends leur tristesse, je la partage et je souffre avec eux, mais je ne souhaite pas les suivre plus loin. De telles lamentations si justes soient-elles, suscitent toujours en moi cette impression qu'à la manière d'un Houellebecq - le style en moins -, ces acrimonieux se complaisent dans une forme de désespoir ; plaisir coupable qu'ils viennent ici confesser au grand jour comme un appel au secours lancé au lecteur pour confronter leurs jérémiades, leur manque d'ardeur, leur incapacité à faire à partir de ce monde, à conserver une espérance ou du moins une forme d'Amor Fati, qui précisément permettent de se réconcilier avec la réalité que Baudouin de Bodinat souhaite tant retrouver. Je dois aussi dire que mon ressenti a été renforcé par cette disposition que je trouve bien étrange à publier ses écrits pour dénoncer le monde sans oser dire qui l'on est et ainsi d'où l'on parle. Pourtant le style de Bodinat ne permet pas de supposer une quelconque modestie mal placée chez lui...
Mais surtout j'aurais tant aimé que l'auteur rappelle davantage la source du scandale ; que l'indignation légitime qui l'habite nait de l'expérience que ce monde est bien d'abord profondément aimable ; et qu'alors, le retrouver défiguré scandalise. Quelques rares paragraphes vont dans ce sens, et c'est si beau ! Simone Weil, qui déplorait déjà la mutilation de la vie il y a près d'un siècle, ne dépassait-elle pas ce désespoir dans ses lettes à Antonion Atarés, alors incarcéré, lorsqu'elle lui écrit : "Tant qu’on a des choses telles que la mer, les montagnes, le vent, le soleil, les étoiles, la lune, le ciel, on ne peut pas être tout à fait malheureux. Et même si on était privé de tout cela et mis dans un cachot, savoir que toutes ces choses existent, qu’elles sont belles, que d’autres en jouissent librement doit toujours être une consolation."
Paradoxalement, les ouvrages comme ceux de Bodinat me rassurent : tant qu'il y aura encore des artistes pour se désoler de la fin du monde, c'est la preuve qu'elle n'a pas encore tout à fait eu lieu...