La note maximale. Cela peut sembler beaucoup, et en même temps comment noter une telle saga qui m'a accompagné par intermittence pendant plus d'un an et que je range clairement parmi les plus belles œuvres que j'ai pu lire, aux côtés, sans rougir : des Misérables et de Guerre et Paix ?
Cette aventure d'une vie pour cet agriculteur suédois devenu pionnier par la force des choses a quelque chose de grandiose tant ses protagonistes sont décrits justement et font preuve d'humanité. Et si ultimement elle s'avère vaine, comme bien des entreprises terrestres, le voyage lui valait la peine d'être vécu, tant pour le lecteur que pour le fermier têtu de Korpamoen. On vit avec Karl Oskar, avec Kristina, Ulrika, et les autres, on pleure quand ils perdent un être cher, on est fiers quand ils parcourent du regard le Nelson Settlement tout ensemencé à la sueur de leur front, on a peur quand le sol se dérobe sous leurs pieds. Et on les quitte (difficilement) quand ils doivent partir. Je me suis attaché comme jamais à ces personnages plus vrais que nature, richement développés dans leurs forces et leurs faiblesses, par un Vilhelm Moberg que je range désormais au panthéon des auteurs.
Dans ce dernier tome, "Au terme du voyage", on accompagne le couple Nillson vieillissant qui met la dernière touche à son domaine mais que l'on sait rattrapé par le temps qui passe.
Karl Oskar apprend le décès de ses deux parents dans cette Suède qu'il a quittée il y a bien longtemps. Kristina met au monde son dernier enfant mais en perd sa capacité à procréer. Qu'il est terrible et touchant de la voir s'en morfondre à une époque où l'amour est indissociable de la religion, du partage de la couche de son mari, et donc de l'enfantement. On aimerait lui donner des conseils du XXIe siècle, la supplier d'écouter le médecin qui lui interdit toute nouvelle grossesse ; mais comme elle aime tendrement son mari et a foi en Dieu, elle ne peut pas s'y résoudre. Ils forment un couple terriblement attachant.
Kristina a fait la paix avec elle-même et a accepté l'idée de la mort... et d'ailleurs celle-ci survient bien assez tôt. Le monde de Karl Oskar s'écroule soudainement avec le départ de sa bien aimée, et c'est à vous fendre le cœur. Lui qui a perdu toute foi en Dieu se retranche dans sa solitude, met en berne les derniers projets qui lui restaient (construire une maison plus grande, plus belle), et on comprend qu'il est en sursis.
Le temps file soudainement, et bientôt il n'est plus qu'un vieil homme impotent qui se réfugie dans le passé et voit vivre au loin ses enfants et ses petits enfants tandis qu'il périclite. J'étais obligé de lire ces pages morceau par morceau tant les larmes me montaient irrépressiblement aux yeux en assistant à la longue fin de ce fier paysan, rien de moins qu'un héros à mon sens, réduit comme il le dit lui-même à l'état de détritus inutile. Mais ainsi va la vie.
La toile de fond du Terme du Voyage est toujours aussi passionnante et documentée que dans les autres tomes. Cette fois l'on est témoin des premières élections, d'abord du gouverneur du Minnesota, puis après que ce territoire fût admis comme 32ème membre de l'Union en 1858 : du président des Etats-Unis lui-même, Abraham Lincoln.
On suit de loin la sanglante Guerre Civile qui déchire le Nord et le Sud pendant plusieurs années, car c'est une affaire de jeunes valides, ce que ne sont plus nos pionniers et leurs voisins comme on l'a vu. En revanche on assiste de beaucoup plus prêt à la révolte des Sioux de 1862, une tragédie totale pour toutes les parties impliquées. Pour les Indiens, d'abord, qui se sont vu dépossédés de leurs terres ancestrales par les blancs et qui sont contraints de supporter la famine face à un gouvernement qui tarde un jour de trop à leur donner leur dû. Pour les pionniers, ensuite, qui sont prêt de mille à se voir fauchés impitoyablement, oserais-je dire lâchement, par ces indiens spoliés qui décident de déterrer la hache de guerre et ne suivent en aucune façon les conventions guerrières occidentales. Les pionniers sont assassinés sauvagement devant leurs enfants et leurs parents, à coup de fusil ou de Tomahawk. C'est très, TRES graphique, et je n'ose en dire la moitié. Viol, meurtre, mises en scène macabre,... La rébellion est finalement matée et les derniers Indiens expulsés de l'Etat, même ceux qui s'étaient opposés au bain de sang. Une tragédie totale, que je vous disais.
Mine de rien, de nouvelles inventions se répandent dans l'Union et rendent la vie plus facile ; le télégraphe connecte tous les Etats et même le vieux continent, les lampes à pétrole font leur entrée dans les foyers... Les innovations vont bon train.
Et finalement on se rend bien compte que notre époque, le XXe siècle, se rapproche petit à petit, et que les vieux paysans sont condamnés à devenir des personnages secondaires du grand mouvement de l'Histoire. Cela n'en rend la saga des Emigrants que plus intemporelle et indispensable. Aujourd'hui les astrophysiciens ont le regard sur l'espace et les informaticiens explorent le continent digital, mais n'oublions pas cette grande épopée que fût la conquête du Nouveau Monde et qui fut avant tout l'affaire de bons et braves paysans et de leur famille, droits dans leurs bottes.