Sous les années Sarkozy, du temps où le Canard Enchaîné faisait bien son boulot, vous avez vu passer un certain nombre d'articles mentionnant un financement de la campagne de 2007 de Sarkozy par la Libye. Mais il était difficile d'avoir une idée d'ensemble de ce qui s'est passé. Lisez ce livre, et ce sera chose faite.
Je ne vais pas résumer les 39 chapitres de ce livre-enquête haletant, mais il va pas mal à l'amont (l'affaire Karachi, sous Balladur, qui est une sorte de répétition à petite échelle) et un peu à l'aval. Si on juge un journaliste à la qualité de ses sources, que dire de Fabrice Arfi et Karl Laske sinon que ce sont des journalistes de premier plan ? Disque dur de Ziad Takkiedine contenant des milliers de documents, compte-rendus d'écoutes judiciaires accablants, témoignages glanés, c'est un énorme boulot d'enquête et de contextualisation, bétonné au possible.
Si l'on ne s'approche qu'à de rares moments de Sarkozy lui-même, le livre décrit en détail les relations entre les petits soldats de la Sarkozye (Copé, Hortefeux, Guéant, Donnedieu de Vabre, Thierry Gaubert, Boris Boillon) et le monde fabuleux des intermédiaires de la République : Ziad Takieddine, presque touchant dans son rôle de commis voyageur et d'apporteur de contrats de défense qui n'oublie jamais son pourcentage, et son antagoniste et rival, le jeune chien fou Alexandre Djouhri, petite frappe de la banlieue qui s'élève progressivement (les étapes de l'ascension sont peu claires) au sein de la droite. On plonge aussi dans le monde trouble des renseignements français, avec la figure fascinante de Bernard Squarcini, qui va jusqu'à ôter du fichier les dossiers compromettants pour Djouhri. Et bien sûr aussi dans le monde surréaliste et cruel de la cour de Mouammar Khadafi, obsédé par sa réahabilitation internationale.
Ce livre est un parfait polar de l'été, avec des témoins-clé qui disparaissent, d'autres qui se murent dans le silence, d'autres dont on manoeuvre pour décrédibiliser les dires. De ce point de vue, les documents montrant des échanges très proches entre Véronique Waché, attachée de presse de Sarkozy, qui semble diriger une véritable cellule de crise pour étouffer l'affaire dans la presse, et différents journalistes, sont terribles. C'est ainsi qu'Hervé Gattegno, alors rédacteur en chef à Vanity Fair, monte une interview de Bachir Saleh, ancien second de Khadafi poursuivi d'un mandat d'arrêt international, ayant fui la France avec l'aide des RG, dans le seul but d'allumer un contre-feu, Saleh démentant les témoignages des autres acteurs. C'est ainsi que le journal Bakchich (bien nommé pour le coup), alors en difficulté financière, reçoit en sous-main de Djouhri 250 000 euros pour ne pas révéler certaines informations. C'est encore ainsi qu'Etienne Gernelle, rédacteur en chef au Point, subit des pressions qui le font renoncer à publier une enquête des journalistes Michel Despatx et Geoffroy le Guilcher. Au cas où quelqu'un douterait de l'état de l'indépendance de la presse en France, en voici un rappel accablant.
Bien des questions demeurent, mais il semble bien, avec l'intervention de Libye de 2011, qu'on ait la première guerre dans laquelle le président de la République avait un intérêt particulier à voir disparaître le chef ennemi, gardien de bien noirs secrets. Toujours la face sombre de ce régime si néfaste qu'est devenu notre Cinquième République. A noter qu'en lisant, je me disais : avec l'usage que fait LREM de la messagerie Telegram, qui permet de faire disparaître tout message compromettant sans laisser aucune trace, j'espère que la profession de journalistes, aujourd'hui fort abaissée, saura continuer à fournir des investigateurs aussi déterminés et aussi tenaces que les deux auteurs de ce livre. La lumière chasse les ténèbres, toujours.