Bien avant que le cyberpunk ne gagne réellement ses lettres de noblesse, il y avait la bonne vieille science-fiction, le space opéra, les envolées vers l'espace et quittons donc cette planète bleue que nous avons rongé jusqu'à l'écorce, les étoiles sont encore promesses lointaines et oeils bienveillants. Le futur ne peut qu'être bénéfique pour l'espèce humaine. Ou pas : le cyberpunk apparut et mec, il plongea alors ses mains noires dans un futur proche, un futur où la technologie n'est finalement pas si éloignée de la nôtre, simplement plus dense, plus complexe, plus totale. Un futur où la pollution noircit le ciel, l'argent noircit les rues, la pourriture noircit les coeurs. On retient de ces écrans emplis de parasites calés sur les années à venir Neuromancien, oeuvre incroyable de Monsieur Gibson, mais il n'était pas le seul à se figurer le virage nécessaire de la SF. "Câblé", par exemple, donnait aussi à voir d'un lendemain loin d'être rieur, où la Terre, dominée par une société en orbite, se vautre dans la fange. Une Terre où l'on s'implante dans le cortex un cristal pour s'interfacer avec des véhicules aux turbines immenses, lancés dans le soleil déclinant.
"Câblé" parle donc de Cowboy, panzerboy de son état. Comprendre, les puces qui lui constellent le crâne lui permettent de plonger dans le coeur d'acier de son panzer, énorme machinerie montée sur coussin d'air, qu'on emploie essentiellement pour franchir les états en délabrement du sud des états-unis et s'enfoncer là où drogues, matières premières, médicaments sont demandés. C'est une mule du futur, équipé de tourelles dorsales et de leurres. En parallèle aux péripéties de Cowboy, on découvre Sarah. La jeune femme fait, pour sa part, dans le boulot nécessitant rapidité, absence de scrupule et discrétion. Elle est passée de la prostitution à la location de flingue, un cristal logé dans son crâne lui permettant de maîtriser la plupart de l'outillage semi-automatique propre à cette brave profession. D'autant que Sarah a un atout imparable : la Fouine, un cybercobra logé dans sa gorge, prêt à bondir pour farfouiller la poitrine, à la recherche de votre coeur. Bon appétit. Sarah a tué pour Cunningham, un larbin des Orbitaux. Un contrat comme un autre, mais qui aurait pu l'emporter elle et son junkie de petit frère vers les étoiles. Manque de bol, dans les Orbites, on ne laisse que rarement des glaiseux au courant de ce genre d'opération et une fois la mission menée à bien, la jeune femme écope d'une tentative de meurtre qui touche son cadet, prostitué et drogué jusqu'aux yeux. Pour payer la note salée que lui impose l'hôpital, il va falloir trouver un taf sûr et se mettre à l'abri des petits gars d'en-haut.
Définitivement, l'ambiance est loin d'être au beau fixe, dans "Câblé". La Terre a perdu la guerre face aux Orbitaux, un consortium de grandes entreprises ayant quitté le plancher des vaches et imposant à présent de lourdes restrictions (à leur avantage bien sûr) sur la circulation des produits. Par rapport à un Neuromancien où le contexte met un petit temps à être pleinement compris, "Câblé" joue la carte de la pédagogie et prend même son temps pour bien amorcer les différentes angles par lesquels le récit s'installe. Au moins, on saisit mieux les enjeux globaux et cela permet d'autant plus d'appréhender avec davantage de consistance la guerre en devenir : rapidement, les enjeux trouvent une portée nationale - pour ne pas dire mondiale - obligeant les personnages à prendre des décisions stratégiques et à assumer des responsabilités auprès de leurs partisans. Assurément, par rapport à l'intrigue de Neuromancien où l'on reste toujours proche du vol initial, jusqu'à la fin, "Câblé" se permet une véritable progression. Et pour filer la comparaison entre son "rival", les idées fourmillent ici aussi : le cyberspace n'a pas encore trouvé de nom mais néanmoins, on peut y télécharger sa volonté avec un peu de chance, les implants fourmillent, les humains de l'Orbite sont fous.
La langue est vraiment belle, l'auteur se plaît à se lancer dans des descriptions quasiment lyriques. Les deux personnages centraux sont extrêmement bien travaillés : Cowboy partage avec Case cette recherche d'absolue, le désir d'aller au bout d'un objet qui fait passion, un objet de transgression dont la révolte devient une raison d'exister. Néamoins, pour moi, le véritable personnage central reste Sarah, extrêmement bien écrite, bien plus intéressante que la Razor Girl de Gibson, une héroïne torturée, partageant avec son frère une relation ambiguë, amoureuse autant que son professionnalisme lui laisse l'être de Cowboy, désireuse d'autre chose, sans plus parvenir à mettre les mots dessus tant elle est épuisée d'avoir à se battre toujours pour survivre. Un magnifique personnage, d'autant plus intéressant que rapidement, les sous-intrigues qui lui sont liées finissent par prendre davantage de place et relèguent Cowboy au rôle de meneur idéaliste. Au moins, je ne veux pas dire, mais le cyberpunk a toujours eu des personnages féminins intéressants, intelligents et bien écrits (souvent par des hommes, comme quoi). D'ailleurs, on se retrouve quand même (petite parenthèse sur l'égalité des genres) face à une situation plutôt étrange : le personnage masculin gagne en responsabilité et devient vite le parangon d'une certaine rébellion, seulement, à mesure qu'il prend un peu les rennes des opérations, il s'éloigne de la narration. Sarah, elle, ne se voit jamais pleinement confier autant de pouvoir et finit bras droit du grand patron avec lequel s'allie Cowboy, mais en conservant une position moindre, elle a bien plus d'espace dans la narration pour voir son caractère être davantage creusé et ses intrigues pleinement abouties. Du coup, on trouve d'une certaine façon un équilibre, mais en fait, pas tout à fait, puisqu'au final, le personnage principal féminin n'aura jamais l'importance de ses équivalents masculins. Mais sera bien mieux écrite que les autres. Bon, j'arrête là, vous avez sans doute saisi l'idée !
Malheureusement... parce qu'il fallait bien qu'il y ait des défauts, j'ai trouvé à ce roman un ventre mou. Même cette survoltée de Sarah, à un moment donné, semble accuser le coup de la guerre et résultat, des gens meurent, des ellipses se passent, un grand plan super important se noue, puis se dénoue. Sarah, heureusement, fait son petit chemin et on assiste presque à toute la guerre de son point de vue, ce qui est bien, mais à terme, elle se détache un peu de l'aboutissement du conflit - puisqu'a priori, elle n'est pas vraiment dans le camps des vainqueurs. Résultat, ça dure longtemps quand ça aurait pu être tronqué de quelques chapitres. Là, par contre, Neuromancien arrive vraiment bien à ferrer son intrigue et à la porter jusqu'à son terme, sans jamais dévier, tout en entraînant avec lui l'intrigue.
Cela dit, qu'on ne me fasse pas dire ce que je n'ai pas dit, à mon sens, "Câblé" est réellement un roman important dans la conception du cyberpunk, pas tant pour les idées du futur qu'il façonne, mais essentiellement pour une idée des personnages et de l'ambiance qu'il pose avec talent. Ici, le futur est noir, sale, drogues, alcools, flingues, sexe, tout se monnaie et se paie - avec parfois bien plus que du liquide. On y sent bien l'aboutissement d'une philosophie sur le devenir de notre bon présent et sur les errances sociales que charrient les avancées technologies.
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