Le second roman de Christiana Moreau nous mène des steppes de Mongolie au Chinatown de Prato, dans le sillage d’une jeune nomade contrainte à l’exil. Le récit de Cachemire rouge foisonne d’enjeux, parmi lesquels l’amitié, l’exploitation des travailleurs, la migration, mais aussi la quête de liberté et de quiétude.


Cachemire rouge est un portrait de femmes. Bolormaa, une jeune nomade, doit quitter les steppes de Mongolie pour rejoindre les usines de confection textile d’Ordos. Elle se lie d’amitié avec XiaoLi, une Chinoise soumise aux mêmes cadences infernales, aux mêmes diktats capitalistiques, aux mêmes vilenies de leur employeur-violeur commun. Alessandra, une Italienne persévérante issue des classes populaires, cherche à s’affranchir d’une condition sociale précaire en perçant dans le prêt-à-porter de luxe en plein cœur de Florence. À ce tableau déjà riche s’ajoute la mère de Bolormaa, habituée à la vie traditionnelle dans les steppes et comptant désormais les minutes dans un appartement insipide de la Chine urbaine, où elle se sent désespérément inutile.


Cachemire rouge est aussi un témoignage poignant sur la migration. Il y a d’abord le sentiment de déracinement et de dépossession perçu par Bolormaa dès son arrivée à Ordos, et par les siens dès lors qu’ils doivent quitter les steppes de Mongolie. Il y a ensuite les économies, modestes mais patientes, parties en fumée pour rémunérer des passeurs souvent peu scrupuleux. Il y a enfin un enfer – les usines d’Ordos – auquel se substitue un autre – les ateliers de Prato, où les immigrés chinois s’exténuent jusqu’à quatorze heures d’affilée sur des machines. Lors d’un recensement récent, cette localité de Toscane comptait quelque 12% de Chinois. Il est de notoriété publique que cette « Petite Chine » se trouve effectivement sous l’emprise des Triades, dont elle constitue le centre névralgique, et que les immigrés étant redevables à la mafia chinoise, notamment pour leur passage en Europe, sont exploités dans ce qui relève de pratiques d’usure, de blanchiment et de traite humaine. Cela, Christiana Moreau le traduit de manière limpide, et avec talent.


L’exil de Bolormaa et XiaoLi constitue le fil conducteur du récit. Cachemire rouge y gagne en densité, puisqu’aux portraits de femmes et à la vision désenchantée d’un certain capitalisme se juxtaposent une ode à l’amitié poignante et une variété de décors parfaitement restitués – les steppes mongoles, les villes-champignons chinoises, les étendues sibériennes, le lac Baïkal, un Chinatown toscan… Christiana Moreau fait ainsi voyager le lecteur à travers l’espace, mais aussi le temps et les émotions. L’empathie ressentie à l’endroit de Bolormaa semble d’ailleurs nous mener directement à cette interrogation : le progrès tel qu’entendu par les libéraux (en économie) n’a-t-il pas mis à mal des modes de vie ancestraux, paisibles et respectueux de la nature ?


Ici, c’est l’essor de la Chine et de ses classes moyennes consuméristes qui se voit mis en cause. Mais dans la grande histoire du monde dans laquelle s’inscrit le développement chinois, on pourrait évoquer Christophe Colomb, Hernan Cortés ou Francisco Pizarro, coresponsables du génocide des Amérindiens. La lecture de Christiana Moreau peut également, en seconde intention, renvoyer au Jack London du Peuple de l’abîme (1903) : « Si l’on considère impartialement l’Innuit moyen et l’Anglais moyen, on voit immédiatement que la vie est plus clémente pour l’Innuit. Tandis qu’il ne souffre de la faim que pendant les moments vraiment critiques, l’Anglais, lui, en souffre toute sa vie. L’Innuit ne manque jamais de combustible, de vêtements ou bien de maisons, tandis que l’Anglais, lui, est toute sa vie à la recherche de ces trois éléments indispensables à la vie. »


Si Christiana Moreau n’a pas, comme Jack London, vécu plusieurs mois parmi les miséreux pour retranscrire leur quotidien, elle possède néanmoins l’humanité et l’acuité du regard nécessaires à la restitution de leurs douleurs et de leurs espoirs. C’est précisément cela qui rend la lecture de Cachemire rouge si recommandable.


Article publié sur Le Mag du Ciné

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le 16 juil. 2019

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