Cela faisait quelques années que ce recueil d'aphorismes de mille pages prenait la poussière sur ma bibliothèque. Je n'osais l'entamer, de peur de ne pas avoir l'endurance nécessaire pour tenir la longueur et ainsi succomber à la colère, à la violence, à ce chaos contre la vie que dégagent les écrits de Cioran.
Mais plus que les sujets habituels que développe Cioran dans ses précédents livres, ici on a à faire à toutes ses pensées mises à l'écrit (après une importante sélection toute de même, car on a retrouvé 34 cahiers à sa mort, allant de 1957 à 1972).
Pendant 15 ans, Cioran s'est appliqué à noter toutes ses ébauches, ses réflexions. De ce fait, l'aspect parait un peu brouillon, les aphorismes sont moins percutants et plus hétéroclites que dans ses livres, quoique certains sont d'une poésie et d'une violence imparable : "Par peur d'être quelconque, on finit par n'être rien" ou "Le seul motif pour lequel j'aurais aimé avoir la foi, c'est pour pouvoir la perdre".
Le plus fascinant et le plus touchant dans ce recueil, c'est qu'on a la possibilité de comprendre pleinement Cioran, de rentrer dans son intimité et de le voir affronter seul sa crise existentielle permanente au fil des aphorismes. Ainsi on perçoit sa quête perpétuelle de quiétude, son attrait pour le bouddhisme, l'angoisse de la vie, sa relation à l'échec, son rapport aux autres, à la société et au monde littéraire de son temps, sa famille, ses insomnies, son pays natal, ses longues marches, les artistes qui l'ont marqué (Bach, Rilke, Eckhart, Pascal, Keats, Schopenhauer etc.). Toutes les particularités qui font de lui cette comète gorgée de doute qui traversa solitairement le ciel littéraire du XX siècle.