Installée dans le Montana à Great Falls - nom prédestiné -, depuis 1956, le devenir d’une famille ordinaire, les Parsons est bouleversé en 1960, lorsque, pour faire face à une dette contractée dans une combine douteuse, le père Bev Parsons, convainc son épouse de braquer une banque.
Cinquante ans plus tard, le destin de cette famille - tandis que les parents s’approchent, insensiblement, du point de non-retour -, est raconté par Dell, le fils alors adolescent de quinze ans.
«Honnêtement, quand j’ai pensé à nos parents au fil de ces premières heures, ce n’était pas pour me demander s’ils avaient oui ou non dévalisé une banque. C’était pour me dire qu’ils avaient franchi un mur, ou une frontière, et que Berner et moi, on était restés de l’autre côté. Je voulais qu’ils reviennent.»
Rien d’extraordinaire ne caractérise cette famille de quatre, des parents mal assortis, de façon tristement banale, un frère et sa sœur jumelle au cœur de l’adolescence. L’extraordinaire vient de la voix de Dell, dans cette narration étrange où les annonces précédent tout (parler de «spoiler» n’a pas vraiment de sens ici car Richard Ford, dans ce récit flashback, dévoile l'essentiel de l'intrigue dès les premières lignes). Les événements sont annoncés d’emblée – le braquage de la banque, les crimes, le suicide de la mère – mais cinquante ans plus tard, l’incertitude demeure : face à ces événements imprévisibles ou fous, comment trouver un sens ? Que signifie le mot normal ? Explorant la normalité au bord de cette frontière, de ce point de non-retour, le récit semble statique, parfois même irritant, indispensable socle d’une réflexion profonde.
Première partie du roman, cette épopée statique est aussi le magnifique décryptage d’une tranche d’Amérique, en 1960 : l’héritage de Roosevelt pour le père officier, les élections opposant Kennedy et Nixon, les métiers successifs de Bev après l’armée – vendeur de voitures voulant se reconvertir dans l’immobilier – et les conséquences de l’échec et du manque de réalisme de cet homme optimiste plein de charme, mais au tempérament volatil et au caractère imprudent, et la trajectoire de la mère isolée, fille d’immigrés juifs et jamais intégrée, préférant n’importe quel choix hasardeux à la continuité d’une vie exaspérante.
«Qu’il faille à présent faire face à des conséquences calamiteuses, des événements qui s’étaient mis en branle et qui allaient les rattraper, tamponner le mot fichue sur leur vie, ils ne le réalisaient pas encore pleinement. Ils parvenaient à penser, agir, parler comme avant. Pardonnables, attendrissants même, car ils se laissaient griser l’un comme l’autre par la dernière gorgée de cette vie qu’ils venaient de foutre en l’air.»
Après l’arrestation de ses parents suite à leur malheureux braquage, les jumeaux se séparent, malgré leur complicité, car Canada est aussi le livre de la solitude. Dell franchit la frontière, vers le Canada, pour échapper à l’orphelinat, suivant malgré tout les dernières consignes de cet exil arrangé par sa mère. «Enfant de la ville transplanté du jour au lendemain dans un lieu désert inconnu», en pleine nature dans la province du Saskatchewan, il est recueilli par l’élégant Arthur Remington, esprit brillant mais imprévisible, américain au passé opaque. Il travaille dans l’hôtel de Remington et aide à organiser des chasses à l’oie pour touristes américains. Le recit devient mouvement, comme un engrenage dans lequel Dell est instrumentalisé, jouet des frustrations et du sombre destin d’Arthur Remington. Richard Ford explore alors dans des retranchements ultimes les conséquences des actes des parents : « de leur engrenage est survenu le nôtre ».
Septième roman de l'auteur publié en 2012 (et 2013 en français aux éditions de l'Olivier, traduction de Josée Kamoun), Canada est un grand livre très prenant, sur lequel on reste longuement pensif, désarmant car il est autant lumineux qu’il est sombre, par la voix de ce narrateur calme et souvent positif, regardant les profondeurs de ce gouffre insondable qu’est la vie qui nous est donnée, enfant, «comme une coquille vide.»
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