En cas de long voyage en train, on se laisse souvent tenter par un page turner, même si l'on sait que ce type d'ouvrage laisse rarement un souvenir indélébile. Comme, par ailleurs, le Nouvel Obs parlait de Richard Ford comme peut-être le plus grand écrivain américain vivant, je me suis dit : voyons la chose.
Du point de vue page turner, c'est une déception. La première partie est plutôt captivante mais la deuxième, soit la quasi moitié du roman tout de même, retombe franchement. J'ai peiné à en venir à bout.
Sous la plume de son narrateur Dell, avec 50 ans de recul, Ford nous conte dans sa première partie l'histoire d'un hold-up raté ourdi par ses parents. Bev, sudiste qui a émigré à Great Falls dans le Montana, est un ancien de l'armée qui, en tentant de se reconvertir, a mis en place un trafic de viande avec des Indiens du coin. Une livraison a mal tourné, Bev se retrouve débiteur d'une forte somme vis-à-vis de ses fournisseurs qui se font menaçants. Pour s'en sortir, il imagine un braquage dans le Dakota du Nord voisin. Son épouse, Neeva, réticente au départ, le suit dans l'aventure. Les deux pieds nickelés se font pincer, les voilà en prison. Neeva a organisé la fuite de ses deux enfants au Canada avant d'être incarcérée.
Seul Dell ira, sa jumelle Berner ayant fui avec son petit copain. Ce sera l'objet de la deuxième partie : Dell est hébergé par Remlinger, frère de Mildred, une amie de Neeva. Le voilà sous la coupe d'un personnage baroque, Charley Quarters. Dell a dû abandonner sa passion des abeilles et des échecs ainsi que sa scolarité : il rend des services dans l'hôtel de Remlinger et assiste Quarters dans l'organisation des chasses à l'oie, le hobby qui attire les touristes dans le coin. Dell s'y accoutume, se rapproche de Remlinger, personnalité fascinante qui a tendance à le maintenir à distance. Il va découvrir que cet Américain exilé traîne un passé criminel comme ses parents... Après un drame qui relance un peu le récit, Dell émigrera à Winnipeg pour trouver enfin la stabilité.
La première partie est assez réussie : Ford parvient à nous faire vivre ce qui se trame dans la peau d'un adolescent de 15 ans. Chaque personnage est bien caractérisé : son père, homme séduisant mais irresponsable et tête brûlée ; sa mère, plus intellectuelle et peu épanouie en tant qu'épouse : sa soeur enfin, qui bien qu'étant sa jumelle est plus mûre et fait office d'aînée - c'est elle qui l'initiera à la sexualité dans une scène presque banale.
Ford explore différents sujets ayant trait à son histoire. Le thème de la culpabilité fait implicitement référence à l'incontournable, en la matière, Crime et châtiment. Page 142 :
Il s'en raconte des histoires sur des gens qui commettent des crimes graves. Tout d'un coup, ils décident de faire leurs aveux complets, de se livrer à la police et de décharger leur conscience de tout ce fardeau (...). Comme s'il n'y avait rien de pire que la culpabilité à leurs yeux.
Mais il en prend le contrepied :
Or moi, je serais tenté de dire que la culpabilité a moins à voir qu'on se figure dans l'affaire. L'insupportable, c'est plutôt que tout se brouille subitement : la voie du retour au passé s'encombre, on ne peut plus la suivre. On ne se retrouve plus soi-même. Alors le temps change de consistance : les heures du jour et de la nuit se mettent à battre la breloque ; d'abord elles courent, ensuite elles stagnent. Et puis l'avenir devient aussi confus et impénétrable que le passé lui-même. Cette situation paralyse ; on est piégé dans un présent qui s'étire à l'infini, insoutenable.
Ce type de développement philosophique est fréquent dans l'ouvrage. Page 304, une réflexion sur la perception du temps :
Pourquoi le changement de ciel et de lumière me mettait-il d'humeur à accepter mon sort, et pourquoi le permettait-il mieux que la conscience du temps qui passait, je ne saurais le dire. Mais je l'ai toujours vérifié au fil des années, depuis l'époque du Saskatchewan [lieu au Canada où Dell a atterri]. Il se peut qu'être un enfant de la ville (en ville c'est le temps qui passe qui compte le plus) transplanté du jour au lendemain dans un lieu désert inconnu, parmi des gens dont je ne savais pas grand chose, m'ait assujetti davantage aux forces naturelles qui se faisaient l'écho de mon vécu intime et me le rendaient plus tolérable. Par rapport à ces forces - Terre qui tourne, Soleil qui traverse le ciel plus bas dans sa course, vents gonflés de pluie, arrivée d'oies -, le temps du calendrier, invention humaine, passe à l'arrière-plan, et c'est bien ainsi.
Page 344, Dell découvre une photo de ses parents dans le journal, l'occasion de décrire une "zone grise", ce qui est souvent fécond à mes yeux :
Bien sûr, mes parents étaient semblables à eux-mêmes, malgré leur uniforme de détenu ; mon père était grand, amaigri mais toujours bel homme (...) ; ma mère, agacée, résolue, passionnée. En même temps, ils n'avaient pas tout à fait leur physionomie familière à mes yeux. Rien de ce qui s'était passé n'était normal. Les changements qui s'étaient opéré sur eux, et en eux, défiaient pour moi toute idée du familier. On aurait dit deux personnes que je connaissais, mais vues de loin, séparées de moi par un gouffre insondable et bien plus infranchissable que la frontière entre nous. Je pourrais dire que leur familiarité intime en tant que parents se fondait dans leur humanité générale et ordinaire, l'une neutralisant l'autre et les rendant tous deux ni tout à fait familiers ni tout à fait aléatoires et indifférents à mon coeur. (...) En somme, sur un temps si court, ils étaient devenus des êtres totalement perdus pour moi. Tout ce qu'il semblait leur rester, c'était ce que chacun représentait l'un pour l'autre, mais même ça, ils ne l'avaient plus vraiment.
Les digressions philosophiques n'ont hélas pas toujours ce degré d'inspiration il faut le dire. On enfonce parfois des portes ouvertes. Ford n'est pas Kundera...
Quant à la stature annoncée d'écrivain national, je peine à la justifier. Le style n'a rien d'exceptionnel, la langue étant émaillée de formules banales, telle celle-ci, page 22 : "Mais cela dit, accuser ses parents de tous les problèmes de la vie ne mène nulle part en fin de compte".
L'ouvrage comporte même des fautes de syntaxe, qu'on imputera, certes à la traduction. Page 169 : "la dernière chose dont je me rappelle" Oh !!... Rebelote page 439, exactement la même phrase. On est quand même surpris qu'une traductrice ignore la transitivité du verbe "se rappeler". Sans parler du correcteur… Problème aussi avec cette phrase : "son visage n'avait pas cette expression de dépit que notre mère espérait ne jamais y voir". Le "y" est en trop.
Concluons. Canada n'est pas un mauvais roman mais il est bien trop long, surtout dans sa deuxième partie. Comme souvent, la presse a manqué de mesure, générant de ma part une attente un peu excessive vis-à-vis de ce romancier. Mais aurais-je, sans cela, choisi cet auteur dans le rayon Littérature de ma médiathèque ? Probablement pas.
6,5