Craig Davidson raconte l’amitié profonde et particulière de deux amis dans les limites floues de frontières physiques et morales, et propose Niagara Falls, la ville des chutes, comme décor de poids : une impasse de laquelle ils ne s’extirperont qu’en trouvant la clé adéquate d’une élévation minimale vers leurs aspirations déjà conscientes ou non.


Duncan Diggs et Owen Stuckley se rencontrent enfants, et scellent leur amitié dans une aventure sauvage angoissante au cœur de la forêt voisine, lugubre. Une errance de plusieurs jours, de froid et de faim, de détermination autant que d’abandon, avant de retrouver trace de la civilisation. Une terrible ballade qui laisse des traces vives. La vie les sépare. Maintenus à l’écart par leurs pères, les deux garçons suivent chacun une voie différente, l’un brille sur les parquets de basket-ball, l’autre pointe à l’usine. L’un voit ses espoirs de gloire brisés et entre dans la police, l’autre file le parfait amour mais survit de misère et d’expédients à la limite de la légalité. Jusqu’à d’impromptues retrouvailles nocturnes où la vie s’emballe. Owen envoie son seul pote, Duncan, en prison.
Des années plus tard, Owen attend Duncan à sa sortie. Souhaite se racheter. Entre trafics de cigarettes et combats clandestins au cœur de la réserve Mohawk, ils se retrouvent pour traquer Lemuel Drinkwater, parrain local ; mais leur vengeance ne peut trouver sa résolution qu’au fond des angoisses mêmes de leur enfance, après une nouvelle errance dans la lugubre forêt voisine, hantée dorénavant de souvenirs et de promesses fanées. Un nouveau cauchemar sauvage, entre glacial effroi et faim, tandis qu’ils cherchent à éviter la mort qui les poursuit.


Dans la ville des chutes, tout le monde tombe. « On cite souvent un proverbe à Cataract City : « De temps en temps, le soleil brille même sur le cul des chiens. » Je n’avais jamais vraiment compris l’expression jusque-là, mais maintenant je sais : malgré tout, on finit par avoir de la chance, un jour ou l’autre. Et, oui, il faisait un beau soleil ce jour-là. » Tout le monde chute, et il y a ceux, nombreux, qui font avec et acceptent de vivre au ras du sol, misère et expédients, qui deviennent éléments du morose décor de leur environnement en impasse, puis les autres, dont Duncan et Owen font partie, qui rêvent trop forts de s’en sortir, de se redresser coûte que coûte, et de s’élever plus haut que la chute. « Ça n’était pas pousser le bouchon trop loin, quand même ? Sans doute pas la vie que j’avais imaginée – mais qui vit vraiment ses rêves d’enfant ? Qu’ils aillent se faire voir s’ils y arrivent. Va savoir s’ils n’étaient pas un peu étriqués, leurs rêves de gosse, d’ailleurs. » Un peu plus haut que la chute. Pas nécessairement au firmament, mais debout, droits. Une once de fierté, un coin de bonheur, une paix relative avec eux-mêmes.


Craig Davidson confirme avec Cataract City son art de raconter le combat, autant celui du ring où les os craquent et le sang perle que celui de la vie, celui des hommes qui rêvent de meilleurs lendemains, qui n’acceptent pas de n’être rien, muets esclaves d’un système prédéterminant, offerts à la douleur. L’amitié de Duncan et Owen, c’est l’histoire de tous les hommes qui souffrent de ne pas être à la hauteur de leurs rêves trop grands pour le monde qui les contient. Et le jeune et brillant auteur canadien à l’art rustre et véritable des mots qui nous extirpent de sous le poids du réel, même difficilement, au prix du sang et de l’honneur, et il nous mène, à la frontière qui nous retient, voir plus loin que l’horizon : pas trop haut, juste de l’autre côté des chutes plutôt que tout en bas.


      Matthieu Marsan-Bacheré
Matthieu_Marsan-Bach
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le 31 oct. 2015

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