Jennifer Haigh, dont j'avais déjà lu "Le grand silence", établit son histoire dans une ancienne ville minière de Pennsylvanie. Depuis plusieurs années déjà, les mines ont fermé, faisant de ce lieu une ville fantôme. Il reste des petits propriétaires terriens, qui auraient, d'après une entreprise spécialisée, Dark Elephant, des ressources inestimables au fond de leur jardin. Mais pour cela, il faut accepter de signer un contrat aux petites lignes incompréhensibles pour le commun des mortels.
Nous suivons alors plusieurs familles :
- les Devlin, pressés de pouvoir tirer les fruits de cette exploitation de leur terre ;
- Mack et sa compagne Rena qui possèdent une ferme de vaches laitières bio et qui s'interrogent sur les conséquences de l'extraction sur leur élevage ;
- la pasteur Jess et son défunt mari Wes, qui a subi dans l'enfance les radiations dues à l'accident nucléaire de la centrale de Three Mile Island en 1979.
L'autrice nous emmène aussi du point de vue des petites mains de la société Dark Elephant :
- les commerciaux peu scrupuleux qui sont venus faire signer des contrats et qui sont repartis aussi sec ;
- les équipes de forage, constituées d'hommes venant du Texas pour forer des puits et exploiter le gaz de schiste. Dans des conditions difficiles et dangereuses, ces hommes travaillent tôt le matin, dorment dans une sorte de grand dortoir, et se saoulent dans le seul bar de Bakerton.
On découvre également un autre point de vue : celui d'un militant écolo, farouchement opposé aux forages et qui se rend partout dans le pays, pour aider les populations à y voir plus clair sur ce qui les attend si ils signent (ou malheureusement après qu'ils aient signer) pour donner leur accord au forage de leurs terres.
L'autrice dessine des portraits d'hommes et femmes dont la vie bascule à cause de nos besoins d'énergie. Avec beaucoup de réalisme, elle construit des personnages aux vies personnelles et intimes bien différentes, confrontés à un changement majeur, globalement bien accepté dans leur petite ville, car économiquement positif. Certains vont laisser faire, d'autres se lasser de la poussière générée par les camions et du bruit incessant des machines qui forent la terre, d'autres aussi vont s'inquiéter et s'interroger sur les modifications qu'engendrent les forages sur l'environnement. Chacun est forcé de se remettre en question : peut-on accepter un contrat sans s'informer sur l'extraction ? mettre potentiellement en danger la santé de ses enfants par cupidité ?
Sans jamais dénoncer formellement, l'autrice montre certaines conséquences que nos besoin en énergie peuvent avoir sur la santé humaine. Ce roman, très documenté, nous incite à réfléchir aux dangers du nucléaire ou de l'extraction du gaz de schiste. Elle nous met face à nos contradictions et nous comprenons que ces questions sont plus complexes qu'il n'y parait. Fermer une mine, c'est mettre des gens au chômage. Extraire des ressources naturelles peut provoquer une contamination de l'eau et rendre invendable une propriété. Tout comme une centrale nucléaire peut avoir un dysfonctionnement majeur et provoquer des radiations sur une population qui ne peut être protégée de ça. Il semblerait que dans tous les cas, il y aura des perdants.
Toutes ces désillusions humaines sont racontées dans ce roman au travers des personnages à la personnalité différente et aux avis divergents. Sans aucun jugement, leur psychologie est subtilement développée. Les difficultés de leur vie quotidienne, leur solitude et leur besoin d'affection se découvrent dans des scènes touchantes. Aucun personnage n'est un cliché, tout est nuancé et leurs aspirations sont terriblement humaines.
J'ai donc bien aimé ce livre. Il y a peut-être quelques longueurs quand on passe d'une époque à l'autre et j'ai eu du mal à raccrocher les wagons quand l'autrice parlait de certains personnages. Mais dans l'ensemble, c'est un roman qui a de grandes qualités (narratives et stylistiques) et j'ai vraiment apprécié ma lecture.