Ce qui n’est pas écrit paraissait intéressant : l’histoire d’un écrivaillon qui, le temps d’un week-end, confie à son ex-femme le manuscrit de son prochain livre, et emmène en échange leur fils adolescent en randonnée, façon fiston, allons parler de la vie autour d’un feu de camp, entre hommes. Des lecteurs dotés d’un peu de flair se disent, naturellement, qu’une bonne partie de l’intérêt du roman de Rafael Reig tiendra à ses relations avec le contenu du roman de Carlos, notre père de famille chancelant. (Dans les années 1960, des critiques ont noirci de nombreuses pages et poissé de nombreux draps avec cette idée de roman dans le roman.)
Or, sur ce terrain de la mise en abyme, Ce qui n’est pas écrit se perd vite. On pouvait imaginer que le va-et-vient régulier entre le roman noir écrit par Carlos et le drame familial qui constitue la première strate du roman de Rafael Reig feraient naître et croître un malaise. Si ce malaise est présent d’entrée, le texte s’en tient là : nul creusement, nul glissement qui feraient douter – ou au moins réagir – le lecteur. Alors qu’on pouvait imaginer, par exemple, un chapitre qui fît se rejoindre les deux romans, voire une conclusion fantastique qui laissât une place éminente au doute, il faut se contenter de plusieurs dizaines de pages qui ressemblent à du mijoté – plus qu’à du réchauffé : dans le dernier quart du roman, le ragoût est cuit, le cuistot se contente de le maintenir à température avant de servir. (Je me plais à penser que réduit aux proportions d’un longue nouvelle, cent ou cent vingt pages, Ce qui n’est pas écrit aurait pu être une réussite.)
Parallèlement, rien d’inéluctable : alors que le roman pouvait être l’écriture d’un destin, il se contente d’avancer à vue : suffisamment cohérent pour qu’on devine que quelqu’un mourra, il ne laisse pas assez d’indices pour qu’on puisse savoir qui. (De même, le rythme du récit suffisamment naturel pour épouser celui de la vie, pas assez artificiel pour constituer une œuvre d’art qui se démarque.) D’une manière générale, Ce qui n’est pas écrit a souvent le cul entre deux chaises.
Certains passages du roman ne manquent pas d’intérêt. Ce sont principalement des digressions : passages qui traduisent le désabusement d’une époque (« Deux personnes qui se disputent sont comme celles qui sortent boire ensemble. Aucun soiffard n’accepte que les autres ne restent pas à boire avec lui jusqu’à la fin », p. 142 en « Points »), découvrent la société (« Les riches, le week-end, mettent des habits pratiques et simples, comme s’ils allaient enfin travailler avec leurs mains », p. 160) ou flirtent avec la poésie (« D’en haut, à la verticale, la ville ressemble à une fleur écrasée sur l’asphalte par les roues d’un camion, estampée dans le caniveau, une planche à la couleur éteinte, avec les pétales étendus dans toutes les directions et de grandes avenues en guises de nervures, teintée de vert pâle vers l’ouest et le nord, vers Casa de Campo, Pozuelo et Majadahonda, où la chlorophylle à éclaté ; plus opaque, d’un gris poussiéreux vers le sud et l’est, du côté de Coslada, San Blas, Valdebernardo ou Vallecas, comme si là-bas avaient explosé les vésicules remplies de déchets industriels, bulles manufacturières et éclaboussures de béton », p. 30).
Car pour ce qui est censé constituer le noyau du roman – les liens entre fiction et réel, la part des fantasmes dans la lecture et l’écriture –, Rafael Reig se contente d’en présenter un exposé, alors qu’il pouvait laisser le lecteur aboutir par lui-même à ses conclusions, par exemple à l’idée que « ce n’est pas l’auteur qui crée le livre, mais le contraire : c’est le livre qui, pour être lu, exige un auteur et qui par conséquent le construit à son image et à sa ressemblance » (p. 174, il y en a deux pages comme ça). Le roman est beaucoup plus efficace quand il amène les questions sans s’y attarder : écrire « Il a laissé son roman à Carmen et elle lui a laissé son fils. Carlos se demande ce que ça signifie » (p. 112), cela aurait dû suffire.