Dans cet embrasement - merveille de l'aube offerte - j'ai la certitude qu'en dépit des lentes dislocations, des altérations, des pénitences, la vie sait parfois nous chérir. Et parmi les promesses incertaines, les espoirs excessifs, les lunes à s'offrir en partage, je ressens l'imminence de ce prodige : pouvoir enfin fouir sans douleur les mémoires. Raviver le passé de nos existences éclipsées. Éclatantes.



Quel superbe roman que celui que nous offre Corinne Royer, quelle plus vibrante et émouvante tentative de réhabilitation de la découvreuse oubliée livre-t-elle avec Ce qui nous revient publié cette année chez Actes Sud.


Rendre à Marthe Gautier ce qui appartient à Marthe Gautier : tel pourrait être l'un des objets principaux de ce roman aussi bouleversant dans sa démarche que somptueux par son style. Ce médecin exemplaire, chercheuse obstinée, passionnée de génétique, l'une des rares femmes - une pionnière !-  à se faire une place dans ce milieu très testostéroné :



Après l'externat, elle réussit l'internat des Hôpitaux de Paris tant convoité, si peu féminisé en cette période d'après-guerre. Dans sa promotion, sur 80 internes nommés, elle compta parmi les deux uniques représentantes de la gent féminine.



Corinne Royer retrace le parcours exemplaire, de cette femme modèle à la forte personnalité, douée non seulement d'une intelligence rare, d'une volonté de fer mais aussi d'une bonté et d'une humilité peu communes.


Marthe Gautier, la forte tête, que le lecteur suit à différents étapes de son chemin, lors de ses expérimentations solitaires et artisanales, face à l'injustice (au sexisme) des us en pratique dans le milieu médical et à la fin de son existence, sur ses terres du Nord, non loin des forêts qu'elle chérit. Une existence entièrement vouée à la science, à la vérité et à l'humain. Elle dont on a usurpé la gloire, dont on a tu trop longtemps le rôle essentiel joué dans la découverte du chromosome surnuméraire des enfants trisomiques.


Elle qui peut aujourd'hui compter sur la plume admirable de Corinne Royer pour lui rendre la juste place qu'elle mérite ô combien.


Cette dernière qui choisit de tresser la destinée de cette scientifique malicieuse à celle d'une certaine Louisa Gorki, dont l'existence sera également bouleversée par l'irruption de cette aberration chromosomique. J'ai aimé cet entrelacement des parcours de ces femmes, qui chacune doit se bâtir sur des abandons, des deuils, des résiliences. Louisa pourrait être une jeune Marthe, tant son ardeur, sa détermination, sa force vitale sont similaires. En toile de fond de l'histoire de Louisa, il y a ce couple complexe d'artistes qui lui a donné la vie, Nicolaï, le peintre qui se maudit, et Elena, la soprano renversante. Duo romanesque s'il en est et qui devra passer par le silence, la perte et le secret avant de pouvoir espérer se retrouver.


Mais ce que je retiens aussi de cette histoire incroyable qui permet de rétablir la vérité historique, c'est la langue de Corinne Royer. Rarement j'ai lu une écriture portée à un tel degré d'exigence lexicale. Certains paragraphes sont à pleurer de beauté . Les descriptions, les tournures sont parfois d'une telle sophistication que cela confinerait presque à une certaine préciosité. Toutefois, on ne peut que saluer la virtuosité langagière de Corinne Royer qui est également une ode à l'infinie richesse de la langue française. Je ne compte pas le nombre de mots nouveaux appris à la lecture de ces 255 pages remarquables.


Cette exigence permanente se retrouve dans la précision chirurgicale des procédés scientifiques narrés dans le menu : une chose est sûre, Corinne Royer n'a pas voulu faire dans l'approximation et préfère faire confiance à la curiosité intellectuelle de ses lecteurs. Les comptes-rendus des expériences de Marthe sont à ce titre une parfaite illustration de la rigueur lexicale de la romancière - écho à la rigueur scientifique de Marthe.


Certaines descriptions et passages sont si parfaits que cela pourrait presque en devenir un défaut - mais quelle beauté, quelle voluptueuse ampleur dans la description des décors, quel lyrisme dans les extraits des cahiers de Marthe... J'en suis restée béate d'admiration.


Je ne pouvais pas ne pas être touchée par le thème de ce livre que j'ai si bien connu : celui de la trisomie 21. Du mongolisme. J'ai d'ailleurs particulièrement goûté les passages d'échange - parfois un tantinet surréalistes, mais c'est tout leur charme - lors de la rencontre avec les 21 trisomiques dont Ivann, qui aura une importance capitale dans le roman. Cette manière spontanée et fraîche de converser des trisomiques m'a rappelé le très beau livre témoignage de Marc Lavoine auprès des jeunes autistes dans Toi et moi on s'appelle par nos prénoms. Je retrouve cette absence de barrières et de conventions sociales, cette sensibilité à fleur de peau, cette absence d'ego.


Absence d'ego que l'on retrouve étonnamment chez Marthe Gautier dont la philosophie profonde semble être de ne jamais s'abandonner au péché d'orgueil. Celle qui aurait pu nourrir tant d'amertume et de ressentiment face à l'injustice crasse dont elle a été la victime, n'est au contraire que gaieté et gratitude face à une existence passionnante et tant de défis relevés face à l'adversité.


L'occasion dans ce livre de parler de cet effet Mathilda qui veut que les travaux des femmes et leur importance dans certaines découvertes aient été passés sous silence au profit de leurs collègues masculins.. Où quand la littérature se fait justicière !


A noter aussi la grande sagesse de Marthe Gautier dont certaines fulgurances - passées par le tamis de la plume merveilleuse de Corinne Royer - sont autant de leçons de vie à méditer longuement. Réflexions sur le temps qui passe, les âges de la vie, l'ambition, les chances que l'on saisit, les rencontres inoubliables, la place que l'on gagne à la force du poignet et l'importance de l'attention portée aux paysages et au vivant dans son ensemble.


Un roman magistral tant par le message qu'il porte, par sa valeur documentaire exceptionnelle, par la qualité et l'exemplarité de la destinée de Marthe Gautier, et par le style grandiose et exigeant de Corinne Royer.


Un livre qui insiste aussi sur le caractère angélique et mystérieux de ces êtres anormaux dont le chromosome surnuméraire est quelque chose en plus.


Un supplément d'âme que possèdent aussi les différentes femmes de ce livre - autant de figures inspirantes et inoubliables pour une histoire polyphonique qui l'est tout autant.


Superbe.

BrunePlatine
8
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le 11 juin 2019

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