Né en 1893 dans une Algérie ravagée par la famine, Saïd s’engage comme zouave à dix-huit ans. Pour ce paysan kabyle, sa solde, et s’il meurt, la prime de veuvage de cent vingt francs, sont les seuls moyens d’espérer nourrir sa famille. Il participe à la campagne de pacification du Maroc, puis est envoyé dans les tranchées de Verdun, où il se lie d’amitié avec Babacar, un tirailleur Sénégalais comme lui en butte aux préjugés métropolitains. Tués en 1917, ni Saïd ni Babacar ne reviendront jamais au pays.
Saïd est l’arrière-grand-père de l’auteur qui, avec en main, et pour seuls vestiges, une carte postale où pose un zouave moustachu aux yeux clairs, et un certificat de décès portant un nom et un matricule, a entrepris de le déterrer de l’oubli avec toute la force de son imagination. L’évocation est réussie, et c’est d’une manière vivante et crédible, au fil d’une écriture fluide et agréable, que cet homme disparu depuis un siècle reprend vie sous nos yeux, en même temps que tout un pan d’histoire, de l’Algérie comme de la France.
D’une parfaite empathie, le texte impressionne par sa dignité pleine de pudeur, tandis qu’il se contente d’évoquer délicatement, sans juger ni commenter, le désastre d’une famine dont on sait qu’elle fut provoquée par l’abandon de cultures vivrières en faveur d’une nouvelle agriculture tournée vers l’exportation à destination de la France, le dévouement sans faille d’hommes contraints au sacrifice sans que ne disparaissent pour autant les préjugés à leur encontre, et, enfin, en quelques discrètes mais poignantes lignes de conclusion, les blessures de leurs descendants, Français « issus de l’immigration » dont on continue de « questionner les racines ». La narration se préoccupe aussi largement du sort des femmes algériennes de l’époque, au travers de plusieurs beaux personnages, comme la vieille Kabyle Keltoum et la jeune juive Dora, francisée par le décret Crémieux : toutes deux ont compris que, pour se préserver la moindre parcelle de liberté, mieux vaut rester à tout prix célibataire. Car, si les indigènes vivent alors sous la coupe coloniale, les femmes subissent elles, en plus, le joug des hommes.
Sincère et délicat, ce très beau texte servi par une plume agréablement travaillée se lit avec émotion, pour que jamais l’on n'oublie le digne héritage d’hommes et de femmes que l’histoire a spoliés de leur vie et de leur liberté.
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