Lui-même ancien conseiller de Matteo Renzi, l’auteur d’essais politiques Giuliano da Empoli ressent une telle fascination pour Vladimir Sourkov, « le Raspoutine de Poutine », pendant vingt ans l’éminence grise du dictateur avant de disparaître mystérieusement des radars en 2020, qu’elle lui fait franchir le pas vers la fiction avec ce roman librement inspiré de ce que l’on sait du parcours de cet homme.
Rebaptisé Vadim Baranov, le « Mage du Kremlin » reçoit le narrateur dans sa datcha discrètement située à l’écart de Moscou, et lui confie le récit des deux décennies qui l’auront vu accompagner l’impressionnante transformation en « Tsar » de celui qu’il a d’abord connu pâle et obscur directeur du Service Fédéral de Sécurité, puis chef de gouvernement d’un Boris Eltsine exténué. Venu du théâtre d’avant-garde et de la téléréalité, l’homme décrit froidement son décryptage de la société russe et la manière dont, avec Poutine, ils ont entrepris la cynique manipulation de sa violence intrinsèque, mettant en œuvre les concepts de « verticale du pouvoir » et de « démocratie souveraine » au moyen d’une théâtralisation machiavéliquement en trompe-l’oeil de leur politique.
Usant sans vergogne de la désinformation pour exploiter les colères d’en-bas ; rassemblant l’en-haut en une cour de courtisans tétanisés et d’oligarques gavés, tous matés par la terreur des assassinats, des disgrâces retentissantes et des exils punitifs, ils ont assis le pouvoir absolu d’une dictature déguisée en démocratie, dans un pays dont Poutine poursuit la consolidation en insufflant le chaos au-delà de ses frontières. Et pendant que des geeks russes s’ingénient à s’infiltrer dans toutes les failles des systèmes occidentaux, que des agitateurs à la solde de la Russie s’emploient à souffler sur les moindres braises susceptibles d’affaiblir l’Amérique et l’Europe, c’est désormais de la revendication comme russes de territoires tels la Crimée, le Donbass, et maintenant l’Ukraine entière, dont se sert Poutine pour botoxer sa souveraineté nationale en déstabilisant l’équilibre du monde.
Mais l’on ne reste pas indéfiniment l’homme de confiance d’un tyran, un jour immanquablement gêné par tout ce qui le lie à son ombre, et alors tenté « de résoudre le problème en éliminant la cause ». Dans cette fiction, le conseiller choisit de s’éclipser à temps, conservant tout le loisir de méditer sur cette glaçante histoire de pouvoir, conclue par une solitude abyssale, mais aussi de rêver – on ne se refait pas – aux potentialités infinies que cet éternel Machiavel entrevoit diaboliquement dans les évolutions technologiques, entre robotisation et digitalisation, pour contrôler le monde et les individus comme jamais le KGB n’aurait oser en rêver…
Certes improbablement mis en scène sur les confidences d’un homme de l’ombre subitement très loquace, le récit est une époustouflante traversée du miroir qui, en nous plongeant dans la tête de Poutine, nous fait vivre de son point de vue le chaos consécutif à la chute du système soviétique, le triomphe d’un capitalisme débridé et le règne d’une oligarchie vautrée dans une orgie d’opulence et de violence, le tout sous le regard condescendant d’Occidentaux érigés en vainqueurs… La plume incisive de Giuliano da Empoli fait mouche à chaque phrase, et c’est suspendu à ce texte aussi éclairant que passionnant que l’on s’immerge, subjugué, dans les rouages de la Russie contemporaine et dans les arcanes d’un pouvoir politique que l’auteur connaît si bien. Ecrit un an avant le début de la guerre en Ukraine, ce livre prend aujourd’hui la valeur d’un oracle… Coup de coeur.
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