On l’appelait le « mage du Kremlin ». L’énigmatique Vadim Baranov fut metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité avant de devenir l’éminence grise de Poutine, dit le Tsar. Après sa démission du poste de conseiller politique, les légendes sur son compte se multiplient, sans que nul puisse démêler le faux du vrai. Jusqu’à ce que, une nuit, il se confie à l'auteur de ce livre.
Le mage du Kremlin est une analyse historique de Giuliano da Empoli, ex conseiller de Matteo Renzi, ex président du conseil italien de 2014 à 2016. Le livre a été achevé 1 an avant l'opération spéciale déclenchée par Poutine en Ukraine.
Ce récit vaut surtout par la photographie historique dressée par Baranov de la Russie depuis la chute du mur de Berlin, l'effondrement de l'URSS, la parenthèse désenchantée de Boris Eltsine et la reprise en main de la Russie par Vladimir Poutine, chef du FSB (ex KGB) en 1999.
Les passionnés de géopolitique n'y apprendront pas forcément grand chose, à savoir que le regard jeté par les Russes sur leur dirigeant est à l'opposé de celui des Occidentaux, tout comme les valeurs qu'ils défendent.
Entre un Russe et un Occidental il y a la même différence de mentalité qu'entre un habitant de la Terre et un martien.
L'universalisme des valeurs est un leurre "européo centré" ou occidental. De par le monde, les civilisations se sont construites au travers de leurs histoires, toutes différentes, ce qui entraîne dans les populations concernées un relativisme inévitable sur le sujet.
La politique a un seul but : répondre aux terreurs de l’homme. C’est pourquoi au moment où l’État n’est plus capable de protéger les citoyens de la peur, le fondement même de son existence est remis en discussion. Quand, à l’automne 1999, la bataille du Caucase se déplace à Moscou, et que les immeubles de neuf étages commencent à s’effriter comme des châteaux de sable, le bon citoyen moscovite, déjà désorienté de son côté, voit pour la première fois face à lui le spectre de la guerre civile. L’anarchie, la dissolution, la mort. La terreur primordiale, que le démantèlement même de l’Union soviétique n’avait pas réussi à éveiller, commence à pénétrer les consciences.
Conflit de valeurs entre la Russie et l'Occident
Tout au long du roman, Baranov insiste sur l'opposition de valeurs entre la Russie et les pays européens ou les Etats Unis. En bonne société féodale de plus de 1000 ans (Dans laquelle le servage a été aboli en ...1862) dirigée par des tsars impitoyables (Ivan le Terrible...) ou des dirigeants sanguinaires (Staline...) La Russie contemporaine exècre le wokisme ainsi que les combats sociétaux ou ceux des minorités. La société russe se mesure toujours à l'aune de la force et de celui qui est du bon coté du manche. Les challenges sociétaux ou éthiques de l'Occident incarnent pour les russes la décadence et le déclin. La Russie est un Empire qui ne veut pas mourir et cet Empire a très mal vécu la période 1990-2000, période durant laquelle le niveau de vie a reculé en Russie et où le libéralisme a triomphé, de façon irréversible et universel selon Francis Fukuyama. Durant cette décennie, cette civilisation millénaire s'est vue disparaitre, à la grande joie des américains qui pensait les avoir terrassé définitivement. Eltsine, dirigeant alcoolique et corrompu, a livré le pays aux oligarques et a accepté sans condition les exigences de l'Occident qui poussait de plus en plus loin les humiliations contre l'ennemi d'hier. On se souvient notamment d' un Bill Clinton hilare aux cotés d'un Eltsine visiblement éméché qui ne parvenait pas à aligner 3 mots sans bafouiller. Moins frontalement, les démocrates, conduit par Obama ont, sous le couvert d'ONG déstabilisé l'Ukraine, toujours sous influence russe, en 2014 avec la révolution orange, pensant certainement que ce serait le "coup de grâce" alors que quelques années auparavant, Poutine avait pourtant tenté un rapprochement avec les pays occidentaux sur des sujets comme la lutte contre le terrorisme islamique, en vain. Cet empiètement permanent de l'Occident sur leur zone d'influence, les russes l'ont très tôt identifié et ne l'ont jamais accepté. Baranov se livre à une description précise de l'humiliation subie par le peuple russe, des changements radicaux intervenus avec l'arrivée de Poutine (Désignation et éliminations des opposants, emprisonnement des oligarques et récupération de leurs actifs par l'Etat, guerres en Tchétchénie et Géorgie puis au Donbass en Ukraine après les accords de Minsk de 2014 qui ont fait "chou blanc"). Baranov est l'homme à qui on doit cette contre révolution venue de l'Est, opposant un discours et des actions radicales ou clandestines à des tentatives de déstabilisations larvées venues de l'ouest. Il fut également d'un des concepteurs des JO de Sotchi en 2014. Le livre fait également état des relations entre Baranov et Prigojine, le "cuisinier" de Poutine, qui deviendra le chef de la milice Wagner.
Poutine n’était pas un grand acteur comme je le croyais mais seulement un grand espion.
Cependant, le conseiller va peu à peu prendre ses distances avec le Tsar dont il partage de moins en moins le jusqu'au boutisme (L'ultra nationaliste Douguine murmure à l'oreille du Tsar) ou l'élimination d'opposants, dont certains étaient des proches. Il décrit Poutine comme l'homme le plus seul du monde, au milieu d'une cour à laquelle il impose son rythme de travail métronomique, à laquelle il faut ajouter un exercice du pouvoir particulièrement long.
Sans préjuger de l'avenir, Baranov et Poutine illustrent le retour des Empires, la fin du multilatéralisme et du politiquement correct (Analyse partagée par l'Inde, la Chine ou les monarchies du Golfe) et le refus du monde post moderne soviétique. Samuel Huntington avait finalement raison dans Le choc des civilisations. Pendant ce temps, les décideurs occidentaux perpétuent leur politique de l'offre, étaient en guerre contre un virus, sont obsédés par le sociétal et l'écologie en ignorant les foyers de contestations qui se multiplient jusque dans les urnes dans les pays européens contre leurs élites économiques "planquées" dans leur tour d'ivoire. Ces mêmes élites veulent toujours plus de multiculturalisme et d'immigration low cost pour s'enrichir toujours plus. Même sortie du Brexit, la Grande Bretagne ne parvient pas à échapper à cette "chappe de plomb" imposée par le pouvoir économique et financier. Même les prolétaires anglais, habituellement peu revendicatifs, deviennent incontrôlables depuis un fait divers tragique survenu mi juillet 2024 et se livrent quotidiennement à des violences urbaines, du jamais vu en Grande Bretagne.
Le mage du Kremlin raconte le parcours d'une éminence grise retournée à l'anonymat et livre un tableau lucide et pragmatique de la Russie et de la géopolitique depuis 40 ans, une photographie dépourvue du manichéisme et des oeilléres politiquement correctes de l'Occident qui pensent que certaines guerres sont justes (Invasion de l'Irak en 2003 par les Etats Unis), d'autres pas.
Qui connaît la Russie sait que chez nous le pouvoir est sujet à de périodiques mouvements telluriques. Avant qu’ils ne se produisent, on peut tenter d’en orienter le cours. Mais, une fois qu’ils sont survenus, tous les engrenages de la société se repositionnent en conséquence, selon une logique aussi silencieuse qu’implacable. Se rebeller contre ces mouvements est aussi vain que serait le fait de s’opposer à la rotation de la Terre autour du Soleil.
Ma note: 8/10