Chronique d'un meurtre annoncé par madamedub
David Grann, journaliste et écrivain américain, revient dans un court ouvrage – tout d’abord publié en tant qu’article d’investigation dans le New Yorker – sur l’affaire Rodrigo Rosenberg, qui avait enflammé le milieu politique, mais aussi la société guatémaltèque en 2009.
Le célèbre avocat Rodrigo Rosenberg a été assassiné non loin de son domicile le 10 mai 2009 ; coïncidence ou non, il enquêtait sur l’exécution, le mois dernier, de son ami Khalil Musa, homme d’affaires renommé, et de sa fille, Marjorie, avec qui il entretenait une relation tenue secrète. Une affaire trouble puisque Khalil Musa, connu pour sa probité dans des milieux économiques qui semblent avoir oublié jusqu’à l’existence de ce mot, avait été pressenti pour entrer au conseil d’administration de la Banrural ; problème, la Banrural est soupçonnée d’avoir été utilisée par certains (très) proches du pouvoir pour détourner et blanchir de l’argent.
Le jour de sa mort, Rodrigo Rosenberg fait diffuser une vidéo où il accuse explicitement le président en place, Alvaro Colóm, d’être responsable de sa mort, lui demande de quitter le pouvoir et appelle le vice-président à le remplacer. S’en suit alors une partie de billard à trois bandes entre déstabilisation politique, mobilisation populaire et ouverture d’une enquête internationale menée par Carlos Castresana. Une partie macabre de Cluedo où l’impunité prend trop souvent le pas sur une Justice et un État de Droit trop faibles pour contourner les innombrables chausse-trapes qui sont placées sur son chemin…
Enquête personnelle, milieux économiques et stratégies politiques s’entrechoquent alors dans ce qui ressemble à un entre-soi où la suspicion est reine. À qui profite le crime ? À l’opposant du Président, Otto Perez Molina, aujourd’hui élu ? À fomenter un coup d’État ? À protéger des intérêts économiques bien ancrés ? Rosenberg aurait-il découvert des éléments trop compromettants sur l’épouse du Président, candidate officieuse à sa succession ? On laissera ici cependant au lecteur – averti comme novice sur l’affaire – le loisir et le plaisir de se (re)plonger dans les méandres de cette enquête palpitante qui ne ménage pas ses effets et surprises jusqu’à la dernière page.
L’un des grands mérites de l’auteur est de parvenir à planter en quelques lignes un décor historique, social et politique, sans jamais quitter de vue la dramaturgie de son récit. À mi-chemin entre l’Histoire, le documentaire, l’enquête et l’intime, il navigue habilement entre l’action de ses personnages et la constat sociétal sans jamais assécher ou désincarner son récit.
Pour cela, il dispose d’une galerie de personnages en “or“ massif : de Mendizabal, vrai-faux ami, l’incontournable intrigant ayant “roulé” pour tout le monde et s’étant frayé un chemin dans la jungle touffue de l’Histoire nationale ; de Sandra de Colóm, vaporeuse, ambitieuse et trouble éminence grise manoeuvrant dans l’ombre ses intérêts et son accession fantasmée au trône ; de Castresana, héros dramatique de sa splendeur à sa misère, dont le destin est une éloquente métaphore de la machine à broyer les hommes que représente ce fourmillement d’intérêts contradictoires (politiques, économiques, formels, informels) qui n’a que faire d’un État de Droit.
Le véritable personnage principal de l’œuvre est pourtant à chercher ailleurs : pas du côté de Rosenberg, mais de celui de ce “ils” omniprésent, ce “leur”, ce “eux”, ce “tous”, ce “pouvoir parallèle”, ces “forces des ténèbres”, ce “on ne sait jamais” : dans sa description – assez systématique – d’un système de corruption généralisé où nul ne peut avoir confiance en personne, l’Autre est avant tout un pion dans une immense partie d’échecs régulée par les mécanismes de la peur, de la violence, de l’intimidation et de l’intérêt. Les institutions policières et judiciaires se trouvant au beau milieu de toutes les attentions, leur faiblesse est patente : mise en scène de preuves, soustraction de témoins à l’enquête internationale, jeu d’information et de contre information dont, in fine, l’opinion publique n’est que le jouet.
Car la population n’est pas exempte du récit de David Grann, bien au contraire : il sait, en quelques phrases, placer en toile de fond la répression politique face aux embryons de mouvements sociaux ou encore la place grandissante du web – classique comme 2.0 – dans la diffusion d’une autre information. Mais le propos de l’auteur se révèle plus ambitieux encore : dans ce conflit d’intérêt permanent qui anime les sphère de pouvoir, la population n’est que la victime d’un cercle vicieux qui joue contre la démocratie. Échaudée par les affaires et autres coups de Trafalgar permanents, l’opinion publique devient toujours plus pulsionnelle que rationnelle, gagnée par le rejet et la résignation, donc malléable et toujours plus sensible à chaque retournement de situation, à chaque campagne “négative” de dénigrement ou de désinformation… Les héros d’hier peuvent, en quelques semaines et quelques rumeurs, devenir les oubliés de demain.
Rosenberg et Castresana connaîtront, entre autres, ce triste sort : tour à tour hérauts d’un Guatemala renouvelé puis pauvres diables décrédibilisés, remisés au fond d’un obscur tiroir de la commode délabrée de l’Histoire nationale. Cette enquête a failli coûter sa raison à Castresana, et la campagne de dénigrement qui a suivi lui a bel et bien coûté son mariage et une partie de sa réputation. Dans ce jeu d’échecs – à tous les sens du terme –, ce sont aussi bien la démocratie que l’espoir qui peut être placé en quelques hommes qui sont les premières victimes.
Le célèbre politologue Guillermo O’Donnell rappelait que la notion d’État de droit ne se limite pas au respect du pluralisme politique et à la polyarchie, mais aussi et surtout au respect des droits civils de toute la population ainsi qu’à l’établissement de réseaux de responsabilité pour contrôler la légalité de tous les actes des agents de l’État. L’État de droit ne se limite pas à la question du régime, mais “à la relation particulière entre l’État et les citoyens, entre les citoyens eux-mêmes et sous une sorte de gouverne de loi qui garantit la citoyenneté politique, mais aussi la citoyenneté civile et un réseau complet de responsabilité”. Quatre lignes simples auxquelles le récit (bien réel) de David Grann offre un écrin aussi passionnant que glaçant.
TM
En français : David Grann, « Chronique d’un meurtre annoncé », trad. Damien Aubel, Allia, 112 p., 3.10 euros.
En anglais : David Grann, A murder foretold
Pour en savoir plus sur la situation au Guatemala : http://www.collectifguatemala.org/
Le site de notre association www.madamedub.com