Comment, c'est très intéressant... Mais ça ne dit pas pourquoi, oui pourquoi nous sommes devenus réacs. Le pourquoi se réduit à une tautologie. Ce sont les réacs qui expliquent que nous soyons devenus réacs. Peut-être l'étaient-ils, peut-être le sont-ils devenus, peu importe, tout se ramène au contexte, c'est-à-dire à l'histoire. Regardons l'histoire et hop, on voit comment la chose s'est faite. Pas toute seule, non, non, mais par couches ajoutées les unes aux autres. Ainsi la fin post-sartrienne de l'intellectuel total a vu (par appel d'air sans doute) surgir la figure du fast thinker, l'intellectuel médiatique. C'est la faute à Apostrophes, l'émission de Bernard Pivot, sans laquelle les BHL et Glucksmann n'auraient probablement pas réussi comme ils l'ont fait à semer les germes de la pensée réac. Ces pseudo-intellectuels ont profité de l'asthénie de la fin des trente glorieuses pour imposer leur médiocrité. Parallèlement des conditions plus difficiles d'accès à l'Université et au CNRS empêchent les vrais intellectuels de "produire des ouvrages susceptibles de concurrencer les essais des fast thinkers." Depuis Sarkozy c'est un euphémisme de dire que ça ne s'est pas arrangé. A cela s'ajoute la fin de l'intellectuel de parti, liée à l'écroulement du PCF, contact perdu entre le peuple et les intellectuels : "... la transformation des partis en général a contribué à marginaliser durablement le rôle des intellectuels en politique (...) de nombreux partis, à commencer par le PS, se sont transformés en partis d'élus et de collaborateurs d'élus, et non plus de militants, tandis que les moyens de mobilisation traditionnels ont décliné au profit d'une communication professionnelle centrée sur la télévision, puis, au fil du temps, sur les réseaux sociaux."
Mais autre chose : une forme théorico-institutionnelle de la réaction, opérée par les intellectuels de la "deuxième gauche", qui vont noyauter le monde de l'édition et de la presse pour imposer leurs idées réactionnaires. Leurs noms : Pierre Nora, Marcel Gauchet, François Furet, Mona Ozouf, Pierre Rosanvallon, Jacques Julliard, Alain Finkielkraut, etc. Ils opèrent depuis la revue Le Débat et ils ont en commun de penser que le marxisme, c'est mal, en tout cas plus qu'un capital libéralisme perméable aux lumières d'un réformisme bien tempéré. Tous ces braves gens, Gauchet en tête, s'en prennent à Mai 68, aux droits de l'homme (rebaptisés droit-de-l’hommisme), à la société des individus, à la "radicalisation fondamentaliste et universaliste de l'idée démocratique" (préface de La Démocratie contre elle-même). Sans parler du "pédagogisme" "qui serait (...) contradictoire avec la position de surplomb que doit occuper le savoir." On y voit sans peine la demande du retour de l'autorité (façon peut-être de réaliser la prophétie qu'en son temps Lacan avait adressée aux étudiants de Vincennes : "Vous voulez un maître, vous l'aurez"). Le Débat, avant de fermer ses portes en 2020, a tout de même essaimé : Esprit et Commentaire, L'Express, Le Nouvel Obs, nombre de fondations, de collections, diffusent, relaient, reprennent, hégémonisent en un mot son entreprise de dénigrement des progrès démocratiques : le "politiquement correct", la "cancel culture", la "culture woke" y voient le jour dans leur acception la plus négative, la plus réactionnaire, la plus fallacieuse. Passons sur la postérité de cette entreprise et le surgissement d'un Zemmour derrière lequel c'est le le groupe Bolloré dans sa déclinaison politico-médiatico-capitaliste de la conquête spatiale qui semble devenu inarrêtable.
OK. Je veux bien... (soyons conciliants). Et ? C'est tout ? N'y aurait-il pas quelque autre leçon à tirer de cette histoire ? Et bien non. Le pourquoi se rabat sur quelques conditions socio-historiques, au-delà : un trou béant. On ne connaîtra pas le déterminisme qui pousse le principe de réaction dans la tête de ses promoteurs, réduit au mécanisme aveugle et auto-explicatif de la réaction. Le symptôme se suffit à lui-même, on se contentera pour l'étudier d'en apprécier les effets de propagation. Nathalie Heinich, dans un numéro du Débat (novembre-décembre 2017), avait bien identifié les maux de la sociologie critique : "... le constructivisme naïf, l'aveuglement de la posture critique sur ses propres contradictions et le fonctionnalisme paranoïaque, pour finir par l'anti-scientisme suicidaire (...) Misère de la sociologie critique, si occupée à "démystifier" ce qui fait sens pour les acteurs qu'elle s'interdit de s'y intéresser..." (Misères de la sociologie critique) Le fonctionnalisme en question ("fonctionnalisme du pire") se retrouve bien dans la façon dont Matonti traite la "réaction" : "... d'une part, prendre les conséquences pour des causes, identifiées à des "fonctions" (...) et, d'autre part, imputer ces fonctions présumées à l'intention malveillante (c'est le "pire") d'une instance (...) qui dicterait sa loi au monde... "
Atteint(e) d'un trouble de la vision, le ou la "sociologue de gauche" s'arrête aux parties et ignore l'ensemble (c'est d'ailleurs ce qui explique l'usage d'un concept comme celui d'intersectionnalité - littéralement : relations mutuelles de morceaux séparés). Ses loupes analytiques l'amènent à ignorer toute dimension symptomale, à ignorer l'ordre des causes et celui du savoir en mesure de (véritablement) les comprendre pour leur substituer un explicationnisme nourri à l'idée que la science (la sienne et pas celle des autres) est sa propre fin. On ne peut qu'invoquer ici une forme de savantisme (https://www.senscritique.com/livre/L_apres_litterature/critique/260400382) : la sociologie soumise à ce syndrome empilant les diagnostics de domination à la façon d'un enfant qui pose des boîtes les unes sur les autres, on sait d'avance qu'il n'en sortira rien. Ou plutôt si, une désolante tendance à nourrir la caricature et à fournir des armes à ceux qu'elle entend combattre.
Pourtant est-il si compliqué de comprendre ce dont il est véritablement question ? N'est-il pas acquis que ce dont la réaction est le nom est le processus très précisément décrit par Bernard Stiegler dans toute son œuvre ? Que son diagnostic a non seulement le bon goût d'être compatible avec celui de la sociologie critique ("L'hégémonie culturelle (...) que Gramsci avait commencé de théoriser dans les années 1930, désormais systématiquement exercée par le capital...", De la misère symbolique) mais qu'il l'historicise, le rapporte à une pensée du temps qui n'oublie pas la technique ("La technique est l'impensé", La technique et le temps), ce qui lui permet de comprendre l'effectivité du mal et ouvre à la perspective d'une "pharmacologie" à même d'intégrer le genre de contradictions dans lequel s'embourbe une sociologie qui ne peut que reproduire les divisions qui déchirent la société ?
On comparera à titre d'illustration le sort fait à la question de l'intégration dans l'article polémique d'Olivier Galland (La sociologie du déni) et ce que dit Bernard Stiegler au sujet d'un être Français. D'un côté la question de savoir s'il faut présenter la discrimination comme frein exclusif à l'intégration (ou si le refus culturel d'intégration ne constitue pas un facteur à part entière - la polémique a connu de beaux jours avec la publication de La tentation radicale en 2018), de l'autre l'idée que ce qui fait le français (comme condition d'existence des Français) c'est "l'heureuse consistance de ce qui n'existera jamais..." (De la misère symbolique) Il faut cependant pouvoir penser en même temps inexistence et consistance et s'apercevoir que le "consistant" est un incalculable qui suppose pour être saisi un autre rapport à la science (délesté du mythe dont elle est l'objet).
Car le problème n'est pas tant celui de la sociologie critique que celui de toute la sociologie (et des sciences humaines en général). Les querelles de la sociologie (qui ne sont pas récentes, cf. Bourdieu vs Boudon) illustrent une incapacité à dépasser le mythe de la Raison et les croyances qu'il suffirait de trouver la bonne méthode pour régler une fois pour toutes la question de l’irrationalité (ou celle du conservatisme, de la pensée réactionnaire ou toute autre entrave à la marche du Progrès et de l'histoire). Tel un Steven Pinker faisant mine de s'étonner que l'humanité voit s'accomplir ses plus grands progrès et voit en même temps "son taux" d'irrationalité exploser : "Malgré notre aptitude ancestrale au raisonnement, nous voilà aujourd’hui constamment rappelés aux erreurs et aux insanités de nos semblables. Les gens jouent à des jeux d’argent et achètent des tickets de loto, où ils sont assurés de perdre, et n’investissent pas pour leur retraite, où ils sont assurés de gagner. Les trois quarts des Américains croient en au moins un phénomène qui défie les lois de la science : la guérison psychique (55 %), la perception extrasensorielle (41 %), les maisons hantées (37 %) ou encore les fantômes (32 %)..." (Rationalité)
"Erreurs et insanités", voilà le type d'accueil que certains des représentants les plus prestigieux des sciences humaines réservent à une partie des productions de l'esprit humain. Malgré la séparation des savoirs qui les tient bien à distance, je vois chez Matonti et Pinker une forme similaire de la "suffisance diplômée" qui conduit l'une à considérer comme nulle et non avenue la pensée des fast thinkers (en gros des gens qui ne travaillent pas, qui ne comprennent pas, qui ne sont pas sérieux) et l'autre à considérer que l'irrationnalité serait un problème d'erreur. Demain les sciences de l'esprit seront computationnalistes (ou ne seront pas) car "les défaillances de la rationalité ont des conséquences dans le monde réel." (Rationalité) Les erreurs coûtent cher. On pourrait se déterminer rationnellement, décider de se rééduquer à la rationalité, il y a un domaine pour ça, c'est l'éducation mais les résultats jusqu'à présent n'ont pas été vraiment probants (et puis l'éducation ça coûte cher). Heureusement, il y a les perspectives de l'analyse prédictive : le profilage psychologique, le marketing prédictif ! La computational social scientist Sandra Matz explique : "... les gens ne sont pas très bons pour prendre des décisions qui leur profitent à long terme. Le ciblage psychologique peut nous aider à faire des choix (...) Il peut aider les gens à prendre de meilleures décisions et à suivre leurs intentions." (https://www.lemonde.fr/blog/internetactu/2018/07/27/forces-et-faiblesses-du-ciblage-psychologique/) Conclusion, même si l'individu n'est pas entièrement rationnel, la prévisibilité nous aidera à faire triompher le Progrès : "... que ce soit par le calcul ou par tout autre régularité mentale, nos comportements devraient être prévisibles, et le seront lorsque nous aurons compris comment fonctionnent nos biais et nos heuristiques, voire nos sentiments." (https://www.scienceshumaines.com/irrationnels-mais-previsibles_fr_26951.html)
Frédérique Matonti, s'il n'est pas sûr qu'elle partage les mêmes conclusions que Pinker sur la question de savoir si le progrès est une "histoire de résolution de problèmes" ou bien une "histoire de lutte", fait au fond la même œuvre en appelant de ses vœux une contre-hégémonie, façon d'imaginer une rééducation par le nombre et son effet de propagation. C'est une variante inattendue du positivisme pinkerien : la reconstitution d'un "socle idéologique" suppose d'en "finir avec les fausses oppositions créées par les controverses." On en finit comme ça, par injonction religieuse et imposition des mains. En 2007 et 2009, Pierre Legendre au cours d'entretiens radiophoniques avec Philippe Petit, déclarait : "... je constate une chose : que les sciences sociales sont désormais toujours en retard, elles nous parlent du monde d’hier ou se lancent dans la prédication, sur des thèmes du genre « Soyons enfin modernes ! »." (Vues éparses) Douze ans plus tard, le Janus à deux faces (rationalisme/idéologie) rend ce propos plus actuel que jamais, illustrant bien comment la modernité enferrée et aveugle à elle-même semble condamnée à renverser dans son contraire la raison qu'elle idolâtre.